Les lumières sitôt rallumées dans le vaste vaisseau de l’Opéra Bastille, il faut quelques secondes pour que l’œil s’accoutume au changement et que le spectateur reprenne ses esprits. Wajdi Mouawad vient de signer un Pelléas et Mélisande qui restera dans les mémoires. Le metteur en scène n’a pourtant rien inventé à partir du fameux drame lyrique de Claude Debussy. Sa direction d’acteur suit le texte de Maurice Maeterlinck, n’ajoute aucun geste ou déplacement inutile ; patiente, minutieuse, elle prend simplement le temps d’écouter les mots, leur mise en musique, et de leur donner une place dans le monde symboliste que l’œuvre déploie.

Les accessoires, les costumes et les éléments du décor procèdent de ce même retour à l’essentiel : seules quelques marches ici ou un léger dénivelé là permettent de jouer intelligemment sur plusieurs niveaux. L’élément le plus singulier survient au deuxième acte avec la chute lente d’un cheval depuis les cintres, dont le cadavre, éviscéré par trois figurants, viendra hanter la fosse à l’avant-scène jusqu’à la fin de l’ouvrage. Mais là encore, nulle fantaisie de la part de Mouawad : le cheval est celui de Golaud, les trois figurants sont les pauvres de la grotte qui effraieront Mélisande, et ce dispositif macabre ne fera que donner plus de profondeur et de sens aux mots des personnages – « sentez-vous l’odeur de mort qui monte ? », demandera Golaud. Il y a quelque chose de pourri au royaume d’Allemonde.
Si Mouawad respecte scrupuleusement le texte de Maeterlinck, ce n’est jamais pour rester au pied de la lettre, au contraire : c’est pour mieux en faire résonner le sens universel et multiple, qui vient offrir ses ramifications au spectateur, libre de suivre son écoute et de créer son propre chemin dans ce rêve noir, ce conte cauchemardesque qu’est Pelléas. Le principal élément du décor contribue activement à ce spectacle ouvert : un large rideau fait office de fond de scène ; les personnages s’y engouffrent, s’y cachent parfois, mais c’est surtout sur ce rideau que viennent s’imprimer de superbes vidéos signées Stéphanie Jasmin. Sur ces sortes de toiles peintes 2.0, on y voit une forêt qui se meut lentement, une fontaine qui coule à flots, une étendue d’eau, on devine le reflet d’un château… Ce décor suggère, invite le spectateur à imaginer, sans plaquer sur le drame de Debussy-Maeterlinck une matérialité qui appauvrirait le propos. L’ensemble est magnifié par les lumières d’Éric Champoux : tantôt subtiles, tantôt crues, elles remplissent leur rôle, toujours au plus près du texte.
Il faut applaudir les chanteurs qui font avant tout un vrai travail de comédiens et de diseurs, ce qui est primordial dans cette œuvre qui s’illustre par son absence de « performance vocale », comme l’avait souligné Pierre Boulez. Huw Montague Rendall et Sabine Devieilhe sont bouleversants dans le couple-titre des amants maudits, notamment dans le somptueux quatrième acte. Le baryton britannique projette aisément un phrasé français plus vrai que nature et donne à son personnage un juste mélange de fraîcheur et de candeur ; la soprano française incarne une Mélisande insaisissable, marchant sur un fil entre les mondes, fragile et si forte à la fois, et toujours d’une pureté vocale surnaturelle.
Gordon Bintner offre un timbre et une incarnation plus frustes, mais c’est exactement ce qu’il faut pour le rôle de Golaud, ce mari-chasseur qui est le seul à ne chercher que des réponses simples, sans comprendre la complexité des sentiments et des êtres. Avec sa voix profonde et son charisme naturel, Jean Teitgen est royal en Arkel, le vieux souverain d’Allemonde. Et l’on aurait tort d’oublier Anne-Blanche Trillaud Ruggeri, la toute jeune soliste de la Maîtrise de Radio France, qui s’acquitte à merveille du rôle de l'innocent petit Yniold.
Enfin, Antonello Manacorda réalise dans la fosse l’exact pendant de Mouawad sur scène : là encore, nulle invention, nulle démonstration. Juste une baguette inspirée, extrêmement précise et qui sait en même temps laisser respirer l’Orchestre de l’Opéra national de Paris, en très grande forme ce soir à tous les pupitres. Cette interprétation exemplaire donne ainsi à entendre l’immense richesse de la partition debussyste, qui va d’échos wagnériens à des jeux de timbres qui préfigurent Dutilleux ou Boulez. Ce soir comme rarement, Pelléas s’est avéré une de ces œuvres-mondes dont on ne ressort pas indemne.