Provoquant des sourires chez les fans de musique de chambre venus nombreux au Théâtre des Bouffes du Nord, voilà le Trio Pantoum qui attaque en guise de bis le deuxième mouvement du Trio de Ravel, intitulé... « Pantoum ». Et immédiatement, c’est l’évidence. La justesse des articulations et des textures, la clarté des lignes et leur agencement les unes par rapport aux autres, l’élégance du phrasé, l’intonation parfaite, bref : tous les éléments du si délicat puzzle ravélien sont en place, et sans effort apparent. Décidément, le trio n’a pas volé son nom.

Les trois compères viennent de graver leur version du Trio de Ravel et ils célèbrent ce soir la sortie de leur album, mais ce « Pantoum » donné en bis restera leur seule incursion du jour en terres ravéliennes. Ils ont choisi de mettre au programme du concert l’autre facette de leur disque : la musique russe. En commençant par un formidable Premier Trio élégiaque de Rachmaninov. Bogeun Park au violoncelle a bien fait d’attendre le silence le plus complet avant de faire naître le son comme un souffle venu du néant, et Hugo Meder au violon l’a rejoint dans un de ces corps à corps instrumentaux, archet contre archet, dont ils gratifieront plus d’une fois le public. C’est impressionnant de voir combien ces deux musiciens, qu’on devine très différents quand ils peuvent s’exprimer individuellement, sont à l’écoute l’un de l’autre et capables de moduler leur timbre, leur style, pour se fondre en un discours commun.
La partition de Rachmaninov va leur donner l’occasion de chanter l’un après l’autre. Hugo Meder propose un violon classe et chaleureux, dont le vibrato intense et les quelques ports de voix, toujours bien dosés, rappellent ces grands violons du passé, de Jacques Thibaud, Christian Ferras ou Arthur Grumiaux, sans toutefois donner le moindre sentiment d’une imitation. Le violoniste a trouvé son geste, comme Bogeun Park a trouvé le sien, celui d’un violoncelle souple, au chant plus intérieur, au medium très rond, mais dont les graves comme les aigus peuvent jaillir soudainement. Au piano, Kojiro Okada est exemplaire quand il s’agit d’accompagner les deux archets, se mettant en retrait sans disparaître toutefois, sachant alléger le trait sans perdre une miette du texte. Quand il doit prendre la parole, son clavier s’élargit naturellement, et quand il doit taper du poing sur la table, il fait trembler le sol sans forcer son instrument.
Ce sera le cas dans le Trio op. 24 de Mieczysław Weinberg au retour de l’entracte. Dans cette œuvre de 1945 qui suit les traces de Chostakovitch, on retrouve une expressivité qui fait immanquablement penser au compositeur de la Symphonie « Leningrad » : c’est tantôt l’artisanat furieux d’une machine de guerre sous les marteaux du piano, tantôt une procession d’ombres sous le ciel noir et sec des pizzicati et des mélopées graves. Les Pantoum incarnent musicalement le dénuement comme l’affrontement, accueillent le désespoir du monde ou en viennent aux mains violemment mais sans surjeu, sans caricature, restant concentrés sur le texte et rien d’autre. Et le spectateur se retrouve à vivre la scène et à fixer les artistes les yeux grand ouverts comme Kojiro Okada qui ne cille pas devant sa dernière page, au moment d’entonner l’ultime choral de Weinberg, ô combien émouvant.
Entre Rachmaninov et Weinberg, le Premier Trio d’Anton Arenski a paru plus ordinaire, mais la responsabilité revient à la partition plus qu’aux interprètes : Arenski a certes cette capacité à faire chanter les archets que développera son élève Rachmaninov, mais sa gestion de la forme est trop peu inventive, trop prévisible pour vraiment susciter l’admiration – surtout face aux autres œuvres du programme réuni ce soir. Les Pantoum parviennent cependant à donner à la partition une subtilité qu’on ne lui imaginait pas, notamment dans un scherzo génialement pétillant, délivré avec une spontanéité joliment travaillée pour éviter l’écueil d’une lecture trop métronomique.
En guise de second bis, Antonín Dvořák viendra éloigner le curseur de la Russie pour le rapprocher de l’Europe centrale, avec un début de Trio « Dumky » palpitant… si palpitant qu’on aurait aimé entendre la suite ! Ce sera pour une autre fois, ce n'est qu'une question de temps. Car ce trio qui a tout des plus grands a tout l'avenir devant lui.
Ce concert a été organisé dans le cadre de La Belle Saison.