L'Allgemeine Musikgesellschaft Basel a invité, dans le cadre d'une soirée "Rising Star", à la fin du mois de janvier 2016, la jeune soprano ukrainienne Olena Tokar, accompagnée par son compatriote, pianiste de la même génération, Igor Gryshyn. Consacré à la mélodie française, à la romance russe et au Lied straussien, ce récital donné au Musiksaal Stadtcasino comportait des œuvres de Fauré, Ravel, Medtner, Rimsky-Korsakov et Richard Strauss.

Olena Tokar a suivi, entre autres, la formation de la  Hochschule für Musik und Theater "Felix Mendelssohn Bartholdy" de Leipzig et remporté de nombreux prix, notamment une première place au prestigieux Concours international de musique ARD à Munich en 2012, puis est devenue membre permanent de l'opéra de Leipzig. Ses déjà nombreux rôles lyriques (Gretel, Pamina, Papagena, Musette, Pinocchio, (Valtinoni), Zemina (Les Fées de Wagner) ... à Leipzig et ailleurs  pouvaient susciter la question de savoir comment elle abordait le domaine de la mélodie. Pour le plus grand plaisir du public, Olena Tokar propose une synthèse exigeante et personnelle entre d'une part, les caractères vocaux et scéniques de l'opéra, et d'autre part, la poésie et la musicalité propres à la mélodie accompagnée au piano. N'abandonnant rien de sa vivacité de chanteuse d'opéra, ni dans le placement de la voix aux différents registres de tessiture, de force, de timbres ni dans l'expression gestuelle, Olena Tokar impressionne par son art d'ajuster ce talent au contexte, d'une certaine façon intime, de son récital. Au demeurant, il ne s'agit pas seulement d'une sorte de compromis tiède entre la scène et le concert mais d'un véritable enrichissement de la mélodie par une présence vocale et physique venue de la scène, cependant fort intelligemment maîtrisée pour correspondre au cadre donné. Igor Gryshyn au piano assume également, d'une autre manière, une double contrainte entre le sobre accompagnement du chant et le talent de savoir donner aussi à l'instrument la fluidité et l'éclat de l'exécution d'une sonate. Par d'habiles transitions son jeu passe aisément de l'un à l'autre.

Une partie du programme est, dans une certaine mesure, attendue (Fauré, Ravel, Strauss) avec des oeuvres quasi universellement connues ("Clair de Lune", "Mélodies populaires grecques", "Morgen" ...) mais que l'on est toujours heureux de redécouvrir voire de découvrir si besoin. En même temps, Olena Tokar a le grand mérite d'introduire le public à l'écoute de pièces qu'il est bien rare ou peut-être même pour certaines jamais possible d'entendre (Medtner) au concert ou à l'enregistrement, exceptées, pour autant que l'on sache, certaines initiatives d'Anna Netrebko (Rimsky-Korsakov).

On peut croire à tort que ce qui unit la romance russe, le Lied allemand et dans une moindre mesure la mélodie française est leur commune inspiration populaire au sens où leur composition musicale serait une simple réécriture plus savante des airs chantés quotidiennement par chacun à la maison, dans la rue, au travail ou lors des fêtes de village, etc. Cette conception romantique n'est plus celle du post-romantisme où Olena Tokar et Igor Gryshyn ont bien montré qu'il fallait tout le génie des compositeurs et le talent des interprètes pour susciter une véritable émotion à partir de créations réellement neuves quand bien même une réminiscence culturelle y trouve place. Ce qui est populaire c'est davantage ce qui touche au résultat plutôt qu'à la source de la composition : le résultat auquel chacun peut être sensible ici réside dans l'apparente simplicité des thèmes musicaux : clarté des lignes mélodiques et de l'harmonie, scansion de phrases musicales assez courtes, épousant le rythme du poème mis en musique. Ceci rend assez  facilement identifiable l'intention poétique et musicale de chaque pièce. De ce point de vue, l'engagement dynamique d'Olena Tokar, sa proximité avec le public, son application constante à accorder chant, texte, attitude, expliquent pourquoi et comment elle a pu indiscutablement conquérir la salle.

Un détail parmi tant d'autres possibles peut illustrer ce jugement et qui sait ? donner envie de se reporter aux textes poétiques et si l'occasion s'en présente, d'aller écouter Olena Tokar dans ce répertoire. Dans les trois poèmes de Verlaine choisis pour cette soirée et mis en musique par Fauré, le chant permet de donner un certain relief à des textes où "l'Indécis au Précis se joint" (selon les termes de Verlaine), peignant des apparences fugaces de l'existence : les puissantes ressources de la voix rendent les scènes vivantes par un bel exercice de contrastes capables d'accentuer aussi bien le caractère extérieur et factice des apparences, du verbe séducteur, des agitations carnavalesques  que celui de l'intériorité, de l'inquiétude nostalgique d'un amour idéal qui ne doit pas succomber à ces charmes trompeurs ; charmes qui apparaissent quand même parfaitement charmants, inquiétude qui reste quand même tout à fait inquiétante, dans la voix de l'interprète. Cette libre accentuation que le chant peut donner au poème d'origine rend celui-ci peut-être encore plus saisissant. Pour y parvenir, il faut, certes, une assimilation réfléchie et éprouvée de la poésie en même temps qu'un savoir-faire musical bien trempé. De cela, Olena Tokar, en complicité avec Igor Gryshyn, en fait la preuve. Les mélomanes de la région de Bâle et leurs proches voisins frontaliers ont pu pressentir encore chez elle des potentialités que l'expérience développera et qui n'ont certainement pas fini de nous enchanter.