Immobile face à l'orchestre, les jambes légèrement écartées et fléchies, Klaus Mäkelä attend que le public de la Philharmonie se mette à l'écoute. Et Dieu – enfin Marx et ses séides le savent, qu'elle est singulière cette Symphonie n° 11 de Chostakovitch, le genre d'œuvre à laquelle on songe en poussant des soupirs que Pierre Boulez n'auraient pas désavoués, lui qui voyait dans la musique du compositeur soviétique une « cinquième pression de Mahler », mais à laquelle on succombe – presque – toujours. Néanmoins, une fois encore, va se poser la question de l'authenticité. Certes pas de celle de la sincérité du compositeur qui célèbre ici les soulèvements de 1905 durement réprimés par le tsar, prélude à la Révolution d'octobre 1917, mais bien de cette authenticité sonore, au cœur de l'art de l'interprétation, depuis l'apparition du mouvement « historiquement informé ».

Klaus Mäkelä © Mathias Benguigui / Pasco and co
Klaus Mäkelä
© Mathias Benguigui / Pasco and co

Cette symphonie tient toute dans une partition imprimée, mais son incarnation sonore et spirituelle reste ancrée dans l'esthétique des orchestres soviétiques et dans une époque marquée par le contrôle dictatorial communiste d'une société vivant toujours dans la peur, bien après la déstalinisation, se retrouvant épisodiquement dans des salles de concert pour communier sans risque. Des compositeurs du XXe siècle, Chostakovitch est sans doute celui dont la musique est à ce point consubstantielle de son temps historique, du vibrato des vents et de leur son perçant, de cordes virtuoses, déliées, attaquant sans émousser le son et d'enregistrements soviétiques princeps dont l'absence de sophistication des prises de son donne un accès direct, brut, émouvant, parfois violent, à cette musique. Par ailleurs, les interprétations irréprochables des symphonies par Bernard Haitink et le Concertgebouw d'Amsterdam ont quelque chose de civilisé, d'« occidental ». D'autant que les citations et les échos de chants révolutionnaires ne disent rien à un auditeur non russe et ne peuvent alors avoir le moindre effet... pavlovien sur sa conscience.

L'Orchestre de Paris a fort heureusement conservé dans son cerveau reptilien ce qui faisait la gloire de la Société des concerts du Conservatoire dont il est issu, et qui n'est finalement pas si loin que cela des orchestres russes, quand bien même le fagott a – hélas ! – remplacé l'agile et gouailleur basson, quand bien même les cordes se sont densifiées, quand bien même les cors ont dorénavant tout le progrès moderne : il joue sans « envertueuser » son style. Bref, l'OP trouve le son juste, autant que faire se peut, de cette musique, comme il l'a naturellement dans Ravel dont, entre nous, on aimerait que leur patron dirige le ballet intégral de Daphnis et Chloé... Klaus Mäkelä connaît son « Chosta » par l'étude des partitions bien sûr mais aussi par l'écoute des disques venus de Moscou où cette symphonie fut créée en 1957, marquant la réhabilitation du compositeur, lavé des accusations de formalisme lancées contre lui neuf ans plus tôt par Jdanov.

Il tient ses quatre mouvements enchainés sans interruption, tendus, alternant paysages sonores étals et déflagrations tragiques, sans aucun relâchement, sans aucune emphase étrangère à l'œuvre dans un premier mouvement au-dessus duquel plane une menace angoissante, dans un deuxième mouvement qui culmine dans une seconde partie dont la violence terrifiante semble sans limites sonores, dirigée avec une maîtrise, une clarté de battue et une balance orchestrale si parfaites. On entend chaque partie instrumentale et toutes réunies en un propos commun dont l'éloquence spirituelle entraine le public avec le chef et les musiciens en une expérience émotionnelle rarement vécue en concert. Une heure après avoir commencé, la symphonie prend fin par un silence de mort, bras levés et immobiles du chef. Et l'on est bouleversé par une interprétation qui a la puissance du geste qui caractérisait l'art de Georg Solti et la force spirituelle du vieux Herbert von Karajan qui englobait le public dans un monde dont on peinait à sortir.

Et Yunchan Lim ? Parfait dans un Concerto n° 2 de Rachmaninov tendu comme un arc, intense et sans une once de sentimentalité, mené par un ovni pianistique de 20 ans qui possède tous les secrets du clavier et pas seulement des doigts d'airain. Ce parfait musicien comprend combien cette musique est celle d'un puritain – lui-même d'ailleurs semble du genre qui rit quand il se pince. Il est à l'unisson des musiciens et du chef : on avance sans « poser » ni courir, on chante sans s'apitoyer, on bataille sans emphase. Voilà qui fait oublier un récent Concerto de Schumann parisien et confirme que le Sud-Coréen est bien ce jeune géant du piano révélé par le Concours Van Cliburn.

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