Les premières notes d'un concert disent tout de suite ce qu'il sera. Rien n'est plus « casse-gueule » pour ouvrir un concert de musique française que le Prélude à l'après-midi d'un faune de Debussy. Si le solo de flûte initial est trop lent, trop timide ou prosaïque, c'est toute la suite qui peut être compromise. Rien de tel en ce jeudi soir à La Chaise-Dieu : c'est le miracle d'une flûte sensuelle et aérienne qui dessine les courbes de ce ballet que Louis Langrée laisse s'épanouir sous la vaste voûte de l'Abbatiale Saint-Robert, et l'on sait d'emblée que la soirée promet l'exceptionnel.

On est passé la veille par la charmante sous-préfecture de la Loire, Montbrison, où Pierre Boulez a vu le jour il y a cent ans et, à voir Louis Langrée diriger sans baguette l'Orchestre de l'Opéra de Lyon, on se prend à faire un parallèle avec l'art et la manière du dernier Boulez chef d'orchestre. De l'extrême précision de la conduite rythmique, de l'alchimie parfaitement maîtrisée des timbres naissent le mouvement, la souplesse, l'élan chorégraphique d'une partition trop souvent immobile. Le retour conclusif de la flûte magique de Julien Beaudiment, comme le geste suspendu du chef, inviteraient presque le public à se retenir d'applaudir.
La suite du programme ne laisse pas d'intriguer : c'est la première fois qu'on va entendre le Poème de l'amour et de la mer de Chausson chanté par un homme, alors qu'il est pour toujours associé dans notre mémoire de mélomane et de discophile à l'opulence de cantatrices comme Jessye Norman, Felicity Lott ou Marie-Nicole Lemieux. Et pourtant la création de l'œuvre dans sa version voix-piano a été assurée par un ténor ! Qu'ajouter aux portraits laudatifs qui célèbrent partout Stéphane Degout ? Le baryton lyonnais, tout juste quinquagénaire, semble parvenu au faîte de sa maturité vocale et artistique. La plénitude d'un chant homogène dans tous les registres, la perfection d'une diction qui rend la poésie de Bouchor accessible à chaque auditeur, l'osmose avec l'orchestre plus latin que wagnérien que lui tend le chef : cela donne l'une des versions les plus abouties et émouvantes qu'on ait entendues depuis longtemps.
En seconde partie, sesquicentenaire de sa naissance oblige, hommage à Ravel dans des partitions tellement rebattues qu'on se demande bien ce qu'on peut encore y découvrir. Mais avec le sorcier Langrée et un orchestre qui rassemble d'aussi belles personnalités, c'est bien à un complet reset de nos habitudes d'écoute que nous sommes conviés. La Valse, c'est d'abord une pulsation impérieuse dès le sourd grondement des contrebasses et des bassons, et c'est ce soir la prépondérance de la menace et de la grimace dans les incessants grouillements de l'orchestre. Hommage à la valse viennoise ? Pas celle des jours heureux de l'Empire austro-hongrois, mais bien celle de son effondrement à la fin de la Première Guerre mondiale. Langrée, en éclairant la partition d'une lumière rasante, faisant saillir des alliages de timbres inattendus – de nouveau on pense à la radiographie de la version Boulez/Berlin – déclenche chez l'auditeur ce trouble voluptueux autant que pernicieux, sans jamais forcer l'effet ni se vautrer dans des rubatos déliquescents. On est plus près de la cinquième des Pièces pour piano op. 23 (« Walzer ») de Schönberg (1923) que du Beau Danube bleu de Johann Strauss.
On craignait que l'acoustique de l'Abbatiale ne rende pas justice à l'efflorescence sonore de Ravel, et on est au contraire surpris par la transparence, la définition du son d'ensemble de l'Orchestre de l'Opéra de Lyon. Toutes qualités qui vont être ô combien appréciables dans le Bolero. Trop lent, trop rapide, et le tube universel de Ravel n'atteint pas sa cible. Rien de tel ce soir, le tempo qu'imprime Louis Langrée est idéal pour que toutes les couleurs d'un formidable orchestre s'épanouissent dans un mouvement irrésistible.
Mais le chef ne se contente pas de la version traditionnelle : au plus près des intentions du compositeur et du manuscrit de la création, il demande à Christophe Roldan de jouer sur un tambour militaire (et non sur une caisse claire) et d'une seule main, il ajoute des castagnettes (qui ne seront pas reprises dans la version éditée) avant l'entrée de la trompette en ré – la surprise est totale ! Elfie Bonnardel au basson (déjà magnifique dans La Valse), Julien Beaudiment déjà cité à la flûte ou la toute nouvelle violon solo Lise Martel-Aubry, pour ne citer qu'eux, sont les visages rayonnants d'une formation en tous points exemplaire. Ce sont tous ces musiciens, tout autant que le chef, que le public applaudit longuement avant de repartir dans la nuit fraîche et humide de La Chaise-Dieu.
Le voyage de Jean-Pierre a été pris en charge par le Festival de La Chaise-Dieu.