Quel son ! Lorsque Neeme Järvi lance l’Orchestre National de France dans la Symphonie n° 1 de Rachmaninov, la puissance des premières notes fait l’effet d’un décollage. Les parois de l’Auditorium de Radio France semblent vibrer, ébranlées par des cordes incroyables de densité, par des cuivres à faire éclater les tympans. Rarement orchestre français aura fait entendre un jeu d’une telle intensité, une pâte symphonique aussi compacte. Aux commandes, Järvi Senior – à ne pas confondre avec son fils Paavo, directeur musical de l’Orchestre de Paris avant Daniel Harding – reste impassible. En bon navigateur au long cours, il se contente de veiller à la bonne marche de la machine orchestrale, donnant ici une impulsion pour un départ de cuivres, un peu plus loin une invitation à accélérer la cadence… Entre ces deux gestes, rien. Le maître estonien sait mieux que personne que battre continuellement la mesure est d’un intérêt limité, qu’un orchestre peut avancer tout seul quand la voie a été préparée. Il reste donc parfois immobile, à l’écoute, en veille, prêt à agir s’il sent un flottement dans la voilure. Sa stature imposante fait le reste, inspirant formidablement un Orchestre National de France plus russe que jamais, déchaîné dans les tutti guerriers, ardemment passionné dans les pages lyriques.
Le style Järvi a cependant ses limites, surtout avec un orchestre habitué à la gestique méticuleuse de son directeur musical, Emmanuel Krivine. Plus d’une fois dans le drame symphonique de Rachmaninov, l’ensemble tangue dangereusement, ne sachant où se placer entre les balises posées par le maestro. Si les cuivres ne tremblent pas et restent groupés dans le sillage d’une trompette solo éclatante, les cordes connaissent des décalages fréquents, hésitant dans une partition exigeante qu’ils jouent rarement. Violon solo exemplaire, Sarah Nemtanu se démène mais rien n’y fait : le chant des premiers violons déborde de toute part dans le troisième mouvement et les pizzicati pleuvront en désordre dans le finale. Les autres chefs de pupitres n’osent pas dicter l’allure, ce qui produit des incompréhensions répétées entre violoncelles et contrebasses ; les altos frôlent le naufrage dans le troisième mouvement. Si la conclusion de la symphonie est idéalement tonitruante, cuivres, timbales et cordes peinent à synchroniser leurs efforts. À l’entracte, les applaudissements sont plus polis qu’enthousiastes.
Le concert entre dans une autre dimension après la pause. L’orchestre quitte les phrasés sinueux, volontiers errants de Rachmaninov pour une Symphonie n° 6 de Chostakovitch au relief plus régulier. Sur ce chemin plus familier, les timbres des vents se passent magnifiquement le relais : complices, la flûte et le basson cèdent le passage à un duo de clarinettes parfaitement accordées. Plus loin, le hautbois joue les charmeurs de serpent dans un solo aérien, aussitôt imité par le cor anglais. La gestuelle minimaliste de Järvi convient parfaitement à l’écriture de Chostakovitch, ses tenues suspendues, ses motifs déchiquetés.
À partir du deuxième mouvement, le maestro passe à la vitesse supérieure : il entraîne l’orchestre dans un « Allegro » plein d’esprit, réjouissant dans ses tutti clinquants. Sur la défensive en première partie, les musiciens se lâchent et s’amusent avec le chef : peu après un solo de timbales surpuissant, Järvi lance une envolée de doubles croches en pivotant brusquement sur son tabouret. Le finale est une apothéose espiègle. Le colosse estonien frissonne dans le staccato impeccable des cordes, sa baguette virevolte avec les fanfares… La synchronisation de l’ensemble reste parfois perfectible mais les intentions sont limpides : impossible de mieux faire ressortir le grotesque de l’ouvrage. La fin clownesque et spectaculaire déclenche une ovation méritée. Järvi se retourne lentement, visage impénétrable. Tend la main à son oreille, réclamant des bravos pour l’orchestre. Celui-ci le lui rend bien, applaudissant longuement le maestro à son retour sur scène. Peu importe si la traversée n’a pas été de tout repos ; on ne fait pas un tel voyage tous les jours.