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Au-delà du rêve : le Quatuor Ébène, Antoine Tamestit et Nicolas Altstaedt à la Philharmonie

Par , 19 novembre 2021

La Nuit transfigurée est une œuvre-monde d’une demi-heure qui ne se livre jamais totalement à ses interprètes : alliage singulier de textures brahmsiennes et d’éléments de langage wagnériens, ce sextuor à cordes du jeune Schönberg fait entendre en outre des couleurs héritées du grand opéra français (dans la conclusion étoilée) comme des cris expressionnistes avant l’heure, le tout dans une écriture virtuose redoutable pour chacune des six parties. Autant dire qu’il est rare d’entendre cette œuvre servie dans toutes ses dimensions…

Et pourtant ! Ce mercredi soir, dans la salle des concerts de la Cité de la Musique, le Quatuor Ébène, Antoine Tamestit et Nicolas Altstaedt ont ensemble créé La Nuit rêvée – et même au-delà. Passons sur l’impeccable mise en place technique. On pourrait détailler des heures durant les moindres respirations, places d’archet, doigtés, équilibres, partis pris d’intonation qui ont fait l’objet d’un soin minutieux, permettant d’entendre le contrepoint des motifs comme le détail de l’écriture harmonique avec une clarté inouïe… Ce n’est même pas la plus grande qualité du groupe. Si cette Nuit est à marquer d’une pierre blanche, c’est parce que les Ébène travaillent le temps et les textures comme peut-être personne avant eux dans cette œuvre.

Le Quatuor Ébène
© Julien Mignot

Tout est question de tempo et d’énergie dans La Nuit ; dans les sections les plus statiques, le quatuor et ses complices adoptent ce soir des allures d’une lenteur extrême, mais toujours cohérentes les unes par rapport aux autres et sans jamais plomber l’indispensable progression du texte, soutenant le phrasé avec des archets qui paraissent infinis. Ce choix permet par ailleurs de donner aux passages vifs toute leur agitation débridée sans basculer dans la surenchère brouillonne. Cette maîtrise de la forme globale s’accompagne d’un vrai travail sur le fond, obtenu en sculptant les timbres avec un soin remarquable : les chorals religieux résonnent comme dans une chapelle, l’ultime chant cristallin de Pierre Colombet est à faire pleurer les pierres ; inversement, les accents dramatiques de l’ouvrage sont soulignés par des attaques franches, soutenues par les graves impressionnants que parviennent à tirer de leurs instruments Antoine Tamestit et Nicolas Altstaedt – quand celui-ci se met à faire vrombir sa corde de do, on croirait entendre un pupitre de dix contrebasses ! Les deux musiciens se mêlent si bien aux Ébène qu’on croirait entendre un sextuor constitué, aucun des six artistes ne cherchant à tirer la couverture à soi. Et l’on ressortira de cette Nuit avec le sentiment vertigineux d’avoir assisté à une interprétation de légende, de celles qu'on risque fort de ne jamais revoir.

Le reste du programme a immanquablement paru plus commun et c’est injuste, car les Ébène et leurs complices avaient élaboré leur concert comme un spectacle nocturne doté d’une vraie dramaturgie : La Nuit transfigurée n’était ainsi « que » l’aboutissement d’un périple progressif qui s’ouvrait dans le silence et l’obscurité avec un simple solo d’alto dans une miniature de Sciarrino. Excellente idée ! Avec ses trémolos furtifs, la pièce Ai limiti della notte s’est transformée en éveil des sens pour le spectateur, avant que Nicolas Altstaedt ne vienne répondre à l’alto d’Antoine Tamestit dans Trois Strophes sur le nom de Sacher esquissées puis déclamées avec une virtuosité ébouriffante, Ainsi la nuit complétant ensuite l’hommage à Dutilleux – et montrant déjà toute la palette de textures et de couleurs des Ébène.

On restera plus partagé quant au sextuor Night Bridge du violoncelliste-compositeur Raphaël Merlin qui introduisait La Nuit transfigurée après l’entracte. Dès qu’elle s’éloigne des standards de jazz sur lesquels elle s’appuie, l’œuvre regorge de variations formidablement inventives et subtilement orchestrées ; les citations appuyées font cependant basculer le discours dans un medley certes bien mené mais nettement moins original. Pas de quoi formuler un véritable reproche : la création du violoncelliste ayant été habilement conçue pour conduire sans transition à l’œuvre de Schönberg, on se gardera bien de regretter ce qui a pu mener à une Nuit si exceptionnellement belle.

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“les Ébène travaillent le temps et les textures comme peut-être personne avant eux dans cette œuvre”
Critique faite à Philharmonie de Paris: Salle des concerts de la Cité de la musique, Paris, le 17 novembre 2021
Sciarrino, Ai limiti della note, pour alto solo
Dutilleux, Trois Strophes sur le nom de Sacher, pour violoncelle solo
Dutilleux, Ainsi la nuit, pour quatuor à cordes
Merlin, Night Bridge, pour sextuor à cordes
Schönberg, La Nuit transfigurée (Verklärte Nacht), Op.4
Quatuor Ébène
Pierre Colombet, Violon
Gabriel Le Magadure, Violon
Marie Chilemme, Alto
Raphaël Merlin, Violoncelle
Antoine Tamestit, Alto
Nicolas Altstaedt, Violoncelle
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