Étonnamment, c’est la toute première fois en cette fin février 2025 que les Ballets de Monte-Carlo se produisent au Théâtre de la Ville. La compagnie, qui bénéficie d’une réputation prestigieuse au niveau international, ne s’illustre que très rarement à Paris, rendant d’autant plus alléchante la découverte du diptyque contrasté choisi pour ce programme : Autodance de Sharon Eyal précède Vers un pays sage de Jean-Christophe Maillot, ce dernier étant également le directeur de l’institution monégasque depuis 1993. 

<i>Autodance</i> de Sharon Eyal par les Ballets de Monte-Carlo &copy; Alice Blangero
Autodance de Sharon Eyal par les Ballets de Monte-Carlo
© Alice Blangero

C’est la chorégraphie de Sharon Eyal qui ouvre le spectacle. Sur un son techno de grande qualité signé Ori Lichtik, dans la semi-pénombre, une danseuse pénètre sur la scène en marchant à pas délicats : elle est sur demi-pointes et le restera sans cesse, comme ceux qui la suivront. Elle fait lentement, élégamment, le tour du plateau selon la trajectoire tracée par les faibles lumières au sol, lesquelles délimitent un rectangle qui structure l’espace. Bientôt, elle sera rejointe par un autre être, puis deux, puis d’autres encore. La progression est calme, continue, évidente ; l’élégance immédiate induite par la position surélevée des danseurs leur confère une aura mystique, renforcée par la quasi-obscurité qui nimbe leurs corps tout de beige vêtus – comme nus mais sans marqueurs en termes de personnalité, de genre ou de rôle.

La synchronicité des mouvements n’est pas pour autant absolue, chaque interprète réalisant une trajectoire et surtout un enchaînement de gestes propres à son élan personnel (le rythme reste le même, le détail diffère). Distinguer les spécificités des mouvements d’un tel ou d’une telle constitue un petit défi, ce qui force le regard du spectateur à s’habituer à l’atmosphère mystérieuse instaurée par Sharon Eyal et Gai Behar, le co-créateur de l’œuvre.

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Autodance de Sharon Eyal par les Ballets de Monte-Carlo
© Alice Blangero

Il n’y a aucune narration, juste une dynamique implacable, terriblement prenante. Le travail sur la physicalité est axé sur des cassures : ce qui ressort, ce sont les articulations – coudes, genoux, coups de pieds, etc. –, les pliures, les cambrures, les excroissances, les tensions corporelles obligatoirement suivies par les extensions correspondantes. Ainsi, c’est finalement l’impression de délié qui prime, et non celle de rupture. On croirait voir des serpents grâce aux bras qui se déploient, ou encore des hérons dont le cou s’allonge, se distord, entraîne une réaction en chaîne de ses voisins. Le groupe fonctionne telle une entité plus ou moins homogène, un peu à l’image d’une salle de classe ; un trouble savoureux naît devant l’uniformité presque parfaite de cet ensemble à la couleur terne mais à l’expressivité si animale, puissante et discrète à la fois. Un solo émerge soudain, on pense à Forsythe tant la ligne prime alors : grand battement nonchalant, demi-tour avec ondulations, virtuosité sans fracas. Rien n’est dit et tout est présent : là où on est emmenés, pas besoin de paroles, suffisent les quelques vibrations électriques surgissant çà et là, permettant de faire corps et d’évacuer les trop-pleins.

Après un ballet d’une intensité si particulière, l’entracte offre le temps d’adaptation nécessaire pour appréhender la deuxième proposition artistique. Bien loin des contrées inquiétantes où Sharon Eyal nous avait plongés, Vers un pays sage propulse le public dans un univers explicite, naïf et quelque peu humoristique. Sur une musique joyeuse et vivante de John Adams, les danseuses (cette fois sur pointes) et les danseurs en blanc composent des tableaux successifs dont la signification intrinsèque est nimbée de références, l’œuvre étant un hommage de Jean-Christophe Maillot à son père peintre ainsi qu’à plusieurs artistes majeurs du XXe siècle, à la créativité également débordante.

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Vers un pays sage de Jean-Christophe Maillot par les Ballets de Monte-Carlo
© Alice Blangero

L’influence de la comédie musicale s’avère particulièrement lisible et confère un charme désuet au propos, lequel apparaît en même temps linéaire en termes de formalisme et ingénieux quant aux configurations diversifiées que dessinent les danseurs dans l’espace. Il convient de féliciter la troupe pour leur remarquable exécution de cette œuvre mythique, hautement difficile sur le plan technique notamment en raison de la rapidité des enchaînements. Les interprètes prennent un plaisir manifeste à ranimer ce divertissement néoclassique plein de couleurs et de clins d’œil. Malgré leur talent enthousiasmant et la bonne tenue de Vers un pays sage, il reste ardu de s’intéresser pleinement à un ballet si sage précisément, après l’orage insolent que représentait Autodance. Et cette joie issue du passé sonne quelque peu creux après l’angoisse ancrée dans le temps présent…

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