C’est une scène qui fera l’objet, tout au long de l’opéra, de brefs échos et clins d’œil appuyés. C’est aussi la plus réussie de cette production en demi-teinte à l'Opéra Bastille. La Cendrillon de l’Irlandaise Tara Erraught, aussi candide et généreuse vocalement que théâtralement parlant, débarque en retard et quelque peu désarçonnée au bal du prince. Engoncée dans sa robe à mi-chemin entre celle de La Belle au Bois dormant et celle de La Belle et la Bête made in Disney, la jeune femme peine à caler ses pas sur ceux des autres prétendantes. Et pour cause : les sublimes chaussures à paillettes offertes par sa marraine, qui lui permettent d’arpenter la cour sans y être reconnue, lui font atrocement mal aux pieds… Ce n’est qu’une fois les escarpins et la robe ôtés par un prince un peu trop porté sur la bouteille – Anna Stéphany, irréprochable de rondeur et de constance sur un rôle pourtant casse-figure – qu’elle sera révélée à la cour comme une beauté sans pareille. À l’instar de cette Cendrillon souhaitant à la fois la conformité et la distinction, au risque d’une certaine incohérence, la metteuse en scène Mariame Clément ne prendra jamais réellement la peine de chausser les pantoufles de vair et d’y laisser quelques plumes. C'est fort dommage : car sous la roublardise de certains effets, on devine des intentions et des idées qui ne manquent pas d’intérêt.
Les chaussures de princesse sont en effet difficiles à porter aujourd’hui, car elles vont de pair avec une méchanceté passée de mode : charger la marâtre de tous les maux du monde, ou encore ses filles de toutes les tares, semble quelque peu inapproprié. La Madame de la Haltière de Daniela Barcellona est ainsi plus ridicule et balourde que malfaisante : la mezzo-soprano lui prête de beaux graves et un ton comique (sans être léger) bienvenus. Marion Lebègue et Charlotte Bonnet composent un duo de sœurs habilement complémentaires, entre le mezzo fourni de l’une et les aigus joliment vibrés de l’autre. Mais leurs rares interventions, toujours bien menées, sont malheureusement plombées par le choix d’en faire non pas des ennemies, mais des complices de Cendrillon, à l’encontre de ce que leur font pourtant dire le texte et la musique.
Plus juste, la dépiction du père par Lionel Lhote en patriarche contrarié et inhibé, aux intuitions toujours contre-productives, tord habilement le cou aux représentations coutumières : la belle ligne vocale du baryton, un brin effacée dans le médium, sait se faire tantôt poétique, tantôt comique. Chaleureusement applaudie pour une performance la sollicitant durablement dans le suraigu, et déliant force arpèges et vibrato cristallin, la soprano Kathleen Kim incarne à elle seule ce à quoi cette Cendrillon aurait pu s’apparenter. Avec fantaisie, ironie mais également une implication à toute épreuve, cette fée pailletée comme une boule à facettes se présente comme un alter ego de la Fée Électricité de l’Exposition universelle de 1900, contemporaine de la composition de l’opéra. Inspirés de cette esthétique moderniste avant l’heure, les costumes et décors de Julia Hansen, et surtout la vidéo d’Étienne Guiol favorisent à leur tour le clin d’œil et la boutade, au détriment d’une réelle recherche artistique. La laideur des interludes, ou encore du cœur battant venant sceller l’union de Cendrillon et de son prince s’ajouteront à la liste décidément conséquente des fausses bonnes idées de mise en scène.
Les plus mélomanes et romantiques pourront cependant se consoler dans l’interprétation strictement musicale de l’opéra : à la tête de la phalange de l'institution, très en forme, le chef Carlo Rizzi insuffle une profondeur de champ bienvenue à cette partition souvent tournée vers des intonations bouffe et opérette, au détriment du merveilleux. Exemplaire de précision, l’orchestre déploie une richesse de timbres et une osmose rythmique rares. Au diapason d'un rythme soutenu, mais aussi d’une interprétation vocale impeccable !