Quand Hugo von Hofmannsthal, le poète et librettiste de Richard Strauss, commença en 1911 à réfléchir au prochain opéra qui les rassemblerait, il imagina La Femme sans ombre comme un conte féérique « qui serait à La Flûte enchantée ce que Le Chevalier à la rose est aux Noces de Figaro ». Ce jeudi soir à la Halle aux grains, nous y voici : l'Orchestre National du Capitole de Toulouse va jouer non pas les quatre opéras bien entendu, mais des ouvertures et des airs de Mozart mêlés aux suites issues des opéras de Strauss.

Constantin Trinks dirige l'ONCT © Romain Alcaraz
Constantin Trinks dirige l'ONCT
© Romain Alcaraz

Commençons par saluer Constantin Trinks : le chef allemand remplace au pied levé Tarmo Peltokoski, victime de la grippe. Il nous apporte très vite la preuve qu’il n’est pas qu’un pis-aller. Grand habitué des fosses, il ne craint pas de faire jouer son corps, habituellement dérobé au regard, à l’unisson de l’ONCT. Son entrain communicatif rend l’orchestre immédiatement éloquent quand bien même il aborde deux esthétiques musicales aussi lointaines que celles de Mozart et de Strauss.

Après une mise en bouche appréciée – l’ouverture de La Flûte sur un plateau d’argent –, voici que Siobhan Stagg entre sur scène pour « Ach, ich fühl’s », l'air de Pamina. Voix pleine mais hésitante, visage comme fermé, que se passe-t-il ? Nous découvrons en fait l’actrice sous la cantatrice : elle incarne pleinement l’amante déçue par le silence de son Tamino. Bonheur enfui, larmes qui coulent, repos dans la mort, toute la gamme de la tristesse passe dans les yeux et dans la voix de la soprano. Aussi quel contraste avec « Temerari… Come scoglio », le récitatif puis l’aria héroïque de Fiordiligi ! Comme si l’air de bravoure, avec ses impressionnants sauts d'intervalles et ses graves expressifs, ouvrait un nouvel horizon. Avec sourire, aplomb et volubilité, Stagg nous comble.

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Siobhan Stagg, Constantin Trinks et l'ONCT
© Romain Alcaraz

Quel contraste aussi avec la partition de La Femme sans ombre foisonnante, presque saturée, qui renferme quelques-unes des plus belles pages jamais sorties de la plume de Strauss. C’est le désir de mettre en valeur cette richesse, aussi bien harmonique que mélodique, qui incita le compositeur à tirer de son opéra une « fantaisie symphonique », qui vit le jour en 1946. Les principaux thèmes mélodiques de l’opéra apparaissent décantés, rendus plus lyriques encore par l’absence des voix. Derrière les coups de trompe initiaux, le chant, le chatoiement et les circonvolutions des cordes nous entraînent. Aucun moment ne ressemble à un autre, c’est un déluge incessant d’idées musicales servi par un orchestre rutilant qui ne ralentit jamais, ne mollit à aucun moment, tenu par un Trinks à la baguette ferme et claire.

La scène se vide à moitié pour l’ouverture des Noces. Orchestre resserré, tempo sage qui autorise une articulation souple des idées, menées au bout. Retour de Siobhan Stagg pour un « Porgi amor » qui nous arrache des larmes, tant le texte qui nous raconte les amours déçues de la comtesse est habité. Phrases longues magnifiquement tenues, legato parfait, l’émotion affleure. Même beauté habitée pour « Dove sono ». Rappelée, la soprano change de registre en revenant à Così fan tutte, avec un air cabotin de Despina : Siobhan Stagg joue, rit, bouge sur scène, magnifique.

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Constantin Trinks et l'ONCT dans la Halle aux grains
© Romain Alcaraz

Retour de l’orchestre au grand complet pour la suite complète du Chevalier à la rose. À peine le chef a-t-il posé un pied sur l’estrade qu’on est jeté dans la musique, dans un sentiment d’urgence plein de jouissance. La partition singularise beaucoup les pupitres, particulièrement les bois qui sont au meilleur de leur forme. La valse du baron Ochs, que l’on guette depuis la première mesure, est merveilleuse de nuances et de souplesse. Constantin Trinks, posant sa baguette après le dernier accord, manifeste aux instrumentistes toulousains la joie que lui a procurée cette soirée. Nous sommes alignés !

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