Reprise de la production de 2018 à Garnier, ce Don Giovanni signé Ivo van Hove installe à Bastille ses constructions hiératiques très évocatrices de Chirico. Arcades accentuant les perspectives, escaliers favorisant la fuite ou le repli strient une place dont les édifices tiennent autant de Venise que de Tolède. L’œil fasciné par ces lignes de fuite n’anticipe guère le cul-de-sac final où se fracassera la course éperdue du jouisseur, ultime mouvement de décor accompagné d’une saisissante projection vidéo.

Don Giovanni à l'Opéra Bastille
© Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Tout droit sortis d’un film d’Antonioni, les personnages évoluent dans des clairs-obscurs funèbres en costumes de ville et robes moulantes et subissent leur condition dont ils ne parviennent à s’échapper que par une extrême violence. Ici on tue le Commandeur à coups de revolver, les paysans braquent leurs armes sur un Don Giovanni démasqué, la brillante fête se dissout avec sauvagerie. La couleur s’invite timidement dans ces lieux mais peine à y apporter la vie : ces mannequins en robe XVIIIe invités au bal évoquent la poupée mécanique séduite par le Casanova de Fellini, en revanche la lumière ocre baignant les fleurs et le linge séchant aux fenêtres signale pertinemment le retour à la paix lors du tableau final.

Don Giovanni à l'Opéra Bastille
© Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Déjà présents dans la production de Garnier, Nicole Car et Mikhail Timoshenko ont trouvé une dimension théâtrale et vocale très adaptée au projet. La soprano australienne campe une Donna Elvira lunaire et comme égarée sous les éclats que sa fureur exige, le médium est particulièrement riche et la vocalisation très élégante ; c’est probablement la proposition dramatique la plus captivante de cet excellent casting. La basse russe Mikhail Timoshenko dessine un Masetto prompt à cerner les codes d’une société qui l’écrase, la voix est mobile et souple et le personnage point trop grotesque. Christina Gansch remplace Anna El-Khashem en Zerlina et, quoiqu’un peu timide au début du premier acte, la voix gagne en harmoniques et en aisance dans un « Batti batti, o bel Masetto » joliment tourné. Dans le rôle si riche de Donna Anna, Adela Zaharia possède une projection superbe et une conception du rôle aboutie notamment dans un très intense « Ah! Chi mi dice mai ». D’une manière générale, la lumière du timbre s’accorde à ravir avec la profondeur plus onctueuse de la voix de Donna Elvira et creuse leurs différences psychologiques.

Don Giovanni à l'Opéra Bastille
© Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Quant au Leporello de Krzysztof Bączyk, s'il ne manque certainement pas d’ampleur et de majesté, ce n'est sans doute pas idéal pour la truculence du personnage et pour la fantaisie de l’air dit « du catalogue ». La basse Alexander Tsymbalyuk est en revanche parfaitement distribuée dans le rôle réduit mais essentiel du Commandeur, sa belle présence se double d’une projection puissante. Le ténor Pavel Petrov campe un Don Ottavio un peu indifférent malgré un timbre superbe ; son « Dalla sua pace » file en avant et manque d’expressivité.

Don Giovanni à l'Opéra Bastille
© Vincent Pontet / Opéra national de Paris

Reste le Don Giovanni de Christian Van Horn, colosse davantage irrésistible par sa force brute que pour ses manœuvres de séducteur, donc parfaitement en accord avec l’esprit de cette mise en scène. Le lien avec Leporello est distant et évacue tout humour et complicité, cette conception d’un personnage plus grand que nature se retrouve dans un chant impérial, l’instrument est puissant et très riche en harmoniques, la rencontre finale avec la statue du Commandeur n’en est que plus impressionnante. Dans la fosse, Bertrand de Billy est un habitué de l’ouvrage. Dès l’ouverture nerveuse et tendue comme un arc, la cohérence dramatique des tempos s’avère remarquable, l’Orchestre de l’Opéra national de Paris colore sans envahir, lui aussi au diapason d’une dramaturgie serrée et sobre. Un spectacle de très haute tenue parfaitement calibré pour la vaste nef de Bastille.

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