L'Enfant et les sortilèges pour piano à quatre mains, flûte et violoncelle ? Un aquarium ne dira jamais l’océan. La folie, la violence, la démesure symphonique ? L’adaptation de Didier Puntos mise en scène par Bénédicte Budan prend la température ambiante en ce vendredi printanier à l’Opéra de Clermont-Ferrand : la magie du conte de fée oublie le décompte de la cruauté ordinaire en culottes courtes. Décors et costumes de Luca Antonucci tournent les pages enchantées d’un délicat album aux couleurs d’une enfance espiègle. On se laisse convaincre et pourquoi pas, gagner par la retenue et la délicatesse du parti pris de l’innocence. L’enfant n’est décidément pas « méchant, très méchant » en dépit de ses revendications réitérées. Juste un peu brouillon, rêveur, gentiment écervelé. La joyeuse ménagerie domestique et mobilière qui l’entoure lui est plus attentionnée que franchement hostile et revancharde.
Le livret lui, demeure, fort de sa terrible ambigüité. On y entend toujours, mû par un sadisme à la Cronenberg, l’odieux petit monstre martyriser animaux et objets. Ses remords s’y font plus cruels encore. Mais il faut posséder une bonne connaissance des dialogues et de l’enchaînement des scènes pour suivre l’action quelque peu diluée dans une dramaturgie light. Et tous les protagonistes ne possèdent pas une diction exemplaire qui permettrait d’en suivre la logique. La scénographie suggère plus qu’elle n’illustre l’extrême déchaînement de violence de l’Enfant et la révolte de ses victimes. Révolte loin des intentions du livret qui la faisait rivaliser en frénésie et culminer en fureur avec celles de leur tortionnaire. On reste dans l’allusif pour spectateurs initiés. Les néophytes y verront un charmant et rafraîchissant divertissement où dansent la fantasmagorie des lumières de Maurizio Montobbio, magicien du clair-obscur, et la fantasmagorie des costumes exubérants de Luca Antonucci. Une touchante réussite entre Lewis Carroll et la Comtesse de Ségur, chœur d’enfants à l’appui. Le tout pensé habilement, construit avec tact. Bénédicte Budan cultive la métaphore circassienne avec sa piste magique, sa Libellule funambule, son jongleur et des chats contorsionnistes. Un royaume enchanté où l’Enfant fait de la patinette avec la Princesse bien-aimée et caresse un matou pas rancunier pour deux sous en dépit des didascalies !
Ce minimalisme d’intention est au diapason de l’adaptation instrumentale. On retrouve certes le Ravel orfèvre en harmonie et mélodiste virtuose. Mais le génial orchestrateur s’y devine seulement par transparence. On cherche en vain à se perdre avec délice dans cette jungle sonore et foisonnante qui reste l’âme des sortilèges et terreurs de l’Enfant. Car c’est elle qui porte les enchantements et les fulgurances de l’œuvre à leur paroxysme ; elle qui les légitime et les rend intelligibles et cohérents ; au point de paraître redoubler la parole, donner au chant sa puissance onirique. Pas question pour autant de contester le saisissant investissement des pianistes Edwige Herchenroder et Nicolas Meyer, du flûtiste Renaud Charles et d’Alice Picaud, violoncelliste. Un quatuor hyper réactif, flexible, caractérisant au plus près la typologie des objets, la psychologie des personnages et exploitant toutes les ressources expressives de leurs instruments pour passer de la poésie à la terreur, de la parodie lyrique à la passion chorégraphique, de l’emballement le plus débridé au récit apaisé. Bref, ils changent à vue de costumes sonores, se travestissent et investissent la partition des versatiles humeurs ravéliennes. Et ce, pour le plus grand bonheur et confort des chanteurs.
Le bel Enfant à la fragilité nimbé d’innocence, c’est Clémence Olivier. La ductile luminosité de son soprano (sublime déploration de « Toi le cœur de la rose ») ne fait pas douter un seul instant de la candeur de ses intensions, en parfait accord avec les ambitions d’une production aussi risquée que courageuse. Elena Rakova, Mère intimidante, Pâtre énamouré, et inquiétante Libellule ? Elle s’affirme méconnaissable dans son numéro d’équilibrisme vocal bien contrôlé du mezzo à l’alto. L’Arbre de Vincent Billier est taillé dans un bois dont on fait les barytons-basses de tempérament et son Fauteuil assure une solide assise dans les graves. Tout à la fois touchante Bergère, émouvante Pastourelle et Chauve-souris attendrissante, Elisa Doughty relève le défi sans ciller. Basse bien sonnante, Benoît Gadel règle l’Horloge avec une débonnaire exactitude et laisse maronner le Chat avec délectation. Incandescente, projetant des aigus menaçants mais se montrant aussi émouvante et tendre : c’est Isabelle Philippe, tour à tour Feu et Princesse et plus fugacement charmant Rossignol. Anthony Lo Papa passe de la Théière tonitruante à l’aigrelet Petit Vieillard mathématicien et à l’éphémère Rainette avec autant de délectation que la Tasse d’Élise Bédènes prend un malin plaisir à parler chinois d’opérette, puis à minauder en Chatte, et à poser en Écureuil lanceur d’alertes. Ces sortilèges n’ont tout compte fait rien de sacrilèges.