Il arrive depuis le fond de l’église de Saanen, traverse toute la nef, pantalon slim, chemise noire, veste en satin légère, tout aussi noire, la tête en dedans, les épaules arrondies, prêt à en découdre. Marche chaloupée, tête qui balance, c’est un boxeur qui se prépare à monter sur le ring. Fazıl Say, artiste en résidence de cette 69e édition du Gstaad Menuhin Festival, déboule pour nous présenter son premier programme en solo.
Assister à un concert de Fazıl Say revient à tenter une comparaison entre les vins conventionnels et les vins naturels. Dans le fond, il faut se dire que ce n’est pas la même chose car, en ce domaine, comparaison n’est pas raison. Il n’y a rien de conventionnel dans le jeu du pianiste turc et c’est d’ailleurs précisément cela que vient chercher le public nombreux, conquis d’avance. En terme de programme, on est face à un vin qui correspond parfaitement à l’âme du vigneron lui permettant de se révéler entièrement avec une grande générosité et authenticité : du pétillant, de la verticalité et de l’improvisation dans une forme à la fois de rondeur et d’irrévérence anxieuse.
Fazıl Say monte sur scène, le public applaudit encore, il commence à jouer. Ce sera 1h30 de concert mené tambour battant, avec un assemblage de 9% de Scarlatti, 28% de Mozart, autant de Beethoven, puis 27% d’un cépage tout à fait personnel – on y reviendra. Le reste ? La part des anges. De quoi remplir de jolies quilles en tous cas, faites de pas mal de tubes – à la limite de la monoculture il est vrai.
À propos de quilles justement, et puisqu’il est question de Mozart (grand amateur de ce jeu), c’est une des idées qui nous est venue à l’écoute de la Sonate pour piano n° 11. Le thème du premier mouvement est amené avec une telle douceur, une telle mélancolie que devant la beauté nue de ce thème, on peut immédiatement le rattacher ici à un souvenir d’enfance. La deuxième section du thème, extrêmement piquée sur les croches centrales descendantes, nous amène au grenier, devant un jeu de quilles qui s’entrechoquent, soulevant le drap qui les recouvrait depuis une éternité oubliée.
Mais l’élégance de tout cela est d’avoir à ce point signifié ce regard rétrospectif dans le thème pour mieux s’en défaire dès les premières variations, dans un élan profondément joueur et rieur (variation I), dansant (II), ou faussement grandiloquent (VI). L'art de Fazıl Say, comme déjà dans la Sonate K466 de Scarlatti en introduction, se développe autour des trilles et des petites notes, occasion pour lui de donner l’impression qu’il recherche sans cesse la note bleue du souvenir pour mieux le réactiver. Ainsi de ces deux notes qui s’échappent malicieusement hors du piano dans la variation V. Ainsi du fameux rondo final, œuvre chérie du pianiste-compositeur depuis sa célèbre Fantaisie Jazz sur le thème de la Marche turque. Parfois l’édifice est instable, des notes passent à côté, comme dans la variation VII très opératique, et pourtant tout cela tient.
C’est que Fazıl Say s’intéresse bien davantage à l’esprit qu’à la lettre. En cela il n’est pas académique. En cela il est passionnant. Dans Beethoven, la virtuosité est placée au second plan pour plutôt nous livrer toute l’intranquillité d’un homme. Sa Sonate « Appassionnata » débute dans l’antichambre du son, pour progressivement grossir depuis le de profundis du clavier. Chaque retour du thème est l’occasion d’asséner cette idée dont le pianiste semble chercher désespérément l’issue, entre effets d’attente, de retards et autres suspensions de résolutions d’accords. Il s’enrage.
Et alors que la transition entre le deuxième et troisième mouvement éclate comme un coup de tonnerre, le brouillard qui suit est l’occasion de quelques accords perdus dans le néant, que Fazıl Say accompagne comme souvent durant le concert d’une main folle, au-dessus du piano, à l’attention d’un orchestre fantôme. Puis c’est la dernière section, danse infernale tenue sans répit, d’une régularité effrayante : c’est appuyé, asséné, sale et laid, mais Dieu que cela marche, et cela vous prend les tripes. Voilà pour l’esprit.
Le concert se termine ensuite par des pièces du pianiste lui-même qui nous laisseront plus dubitatif, dans un retour à la lettre bien sage autour de formes en « ballades » qui sonnent très piano bar. On retiendra plutôt le Kara Toprak qui exploite des sonorités orientales autour d’accords façon Arvo Pärt, immergés dans des sons de cordes pincées à la main, puis le bis autour d’un Summertime jazzy, signature s’il en est d’un jeu qui, comme les vins naturels, se savoure dans l’incomparable.
Le voyage de Romain a été pris en charge par le Gstaad Menuhin Festival.
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