L’homme qui pénètre, seul avec son violon, sur la scène de la Salle Gaveau a aujourd’hui 76 ans. N’était le grisonnant de la chevelure, on a l’impression de retrouver le Gidon Kremer qu’on a pu longuement écouter et fréquenter en 1987 au cours d’une tournée au Japon. Et son air d’éternel adolescent, toujours un peu gauche, presque timide quand il salue le public. Déjà à l’époque – sept ans après avoir fui l’Union Soviétique et son pays natal, la Lettonie, qui en faisait partie – le violoniste jouait systématiquement ses contemporains aux noms imprononçables, en bis des concertos ou sonates du répertoire inscrits à ses programmes.
Ce soir, Salle Gaveau, il procède de la même manière. Avant Rachmaninov et son Trio « Élégiaque » n° 2, deux compositeurs inconnus ici et l’Ukrainien Silvestrov. Gidon Kremer commence donc seul avec une pièce du compositeur géorgien Igor Loboda (né en 1956) écrite en 2014, dédiée et créée par Lisa Batiashvili à Berlin, après l’annexion de la Crimée par la Russie, un Requiem pour violon solo, que Loboda a « actualisé » en le dédiant « à la souffrance sans fin de l’Ukraine ». Œuvre brève comme une incantation qu’énonce le violoniste letton avec la même sûreté d’intonation, la même intensité, la même hauteur de vue qu’il le ferait avec une Partita de Bach.
Vont suivre deux opus de la compositrice ukrainienne Victoria Vita Poleva (née en 1962), dont, avant ce concert, on doit avouer qu’on ne connaissait pas même le nom. Elle est pourtant l’autrice d’une œuvre abondante qui n’a guère franchi les frontières de son pays natal. Gidon Kremer a choisi d’abord Gulfstream pour violon et violoncelle, une partition de 2010, qui lui offre un beau dialogue avec le violoncelle chaleureux et pudique de la Lituanienne Giedrė Dirvanauskaitė, co-fondatrice de la Kremerata Baltica. Les deux sont rejoints par le jeune pianiste letton Georgijs Osokins pour donner la première française du trio Anapola composé par Poleva en 2022 et dédié à Gidon Kremer. Pièce brève, élégiaque, qui s’inscrit dans la filiation du mouvement initié par Arvo Pärt – consonance mélodique, phrases simples et retenues.
Le nom de Valentin Silvestrov apparaît ensuite : le compositeur né à Kiev en 1937, émigré en Allemagne depuis 2022, s’était déjà fait une place à part dans l’univers des compositeurs soviétiques. Depuis 2014 et la première guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine, il est devenu le héraut de la résistance de son peuple, notamment avec sa fresque chorale Maidan 2014. Gidon Kremer n’a cessé de le jouer, comme cet Hommage à J.S.B., référence transparente à Bach qui date de 2009, qui fait se répondre en écho piano et violon à l’unisson. La méditation à laquelle se livrent Kremer et son pianiste est bouleversante.
La pièce qui conclut la première partie arrive en revanche un peu comme un cheveu sur la soupe. On cherche en vain la cohérence de la présence de la transcription pour piano par Busoni de la « Chaconne » de la Deuxième Partita de Bach avec le reste du programme. Quoi qu’il en soit, le jeune pianiste letton ne se prive pas de démontrer sa science du piano – on sent chez lui comme une envie de se défouler dans une virtuosité qui frise parfois le mauvais goût.
En seconde partie, l’hommage obligé à Rachmaninov – 150 ans de sa naissance, 80 ans de sa mort. Mais on doit ici faire un aveu : autant on admire, on aime profondément l’œuvre pianistique, vocale, orchestrale de Rachmaninov, autant on est mitigé quant aux deux trios qu’il a commis, le second – il avait vingt ans – pour honorer, à l’automne 1893, la mémoire de Tchaïkovski qui venait de décéder. Quarante-cinq très longues minutes pour exprimer son admiration, sa révérence à son illustre aîné, sur un mode uniformément triste et sombre, en un ressassement de thèmes et de formules qui sentent l’effort et bien peu d’inspiration. Il faut bien l'engagement des interprètes, le violon lumineux de Kremer, la chaleur du violoncelle et la rondeur du piano de ses partenaires, pour surmonter les faiblesses de l'ouvrage et conclure en beauté un concert qui témoigne, une fois de plus, de l'insatiable curiosité de celui que Karajan avait désigné comme « le plus extraordinaire violoniste » de son temps.