Cet automne, le Théâtre de la Ville célèbre l’immense artiste flamenco Israel Galván en lui consacrant pas moins de six programmes en deux mois, auxquels viennent s’ajouter encore trois autres soirées dans des lieux parisiens distincts profitant de cette dynamique porteuse. L’ouverture des festivités a lieu au cœur de Paris, dans la grande salle du Théâtre de la Ville, le 12 octobre, pour une date unique à la saveur exceptionnelle. Israel Galván renoue avec le public francilien en se livrant à nu dans El Dorado, pièce ultra condensée et exigeante où naturel et technicité ne font qu’un.
Le maître s’introduit nonchalamment sur le plateau côté cour depuis une coulisse, à peine les derniers spectateurs assis, et c’est déjà un tonnerre d’applaudissements qui l’accueille, non sans raison : cet artiste à la renommée spectaculaire aujourd’hui dans toute l’Europe, et plus particulièrement encore en France, est présent depuis quinze ans dans la programmation du Théâtre de la Ville qui l’a fort logiquement désigné artiste associé. Pour cette pièce très attendue, plutôt que de sortir le grand jeu, le danseur se contente d’occuper l’espace restreint qui se situe devant le rideau baissé, un simple couloir de scène en surplomb du premier rang, sans décor ni chichis. Face à Israel, côté jardin, apparaissent Los Mellis de Huelva, un duo dont la complicité entre les membres est d’une évidence rare puisqu’il s’agit de frères jumeaux, quasi identiques physiquement, ce qui instaure immédiatement quelque chose de puissant et troublant.
Ainsi que d’autres chorégraphes incontournables du paysage actuel (on pense notamment au prodige Rocío Molina), Israel Galván façonne sans répit de nouvelles manières de vivre son art, de traduire son expressivité, de se montrer au monde tel qu’il en ressent l’envie à un certain moment. Ses spectacles foisonnent d’inventivité, si bien que même si l’on retrouve un terreau esthétique commun dans ses différentes pièces, on redécouvre véritablement l’artiste et son univers à chaque fois, étant donné qu’on n’a jamais accès à la même partie. Ici, Israel choisit de se donner à voir dans une forme de profonde authenticité ; on pourrait presque parler d’intimité vu sa proximité corporelle avec le public, impression que vient renforcer la douceur du bruit des palmas – les claquements de main réalisés par les palmeros, les deux acolytes d’Israel, qui construisent savamment un environnement sonore riche de toutes les nuances du percussif.

Plus élégant et malicieux que jamais, Israel se lance dans des séries successives de figures et de séquences chorégraphiques ; ses enchaînements suivent un phrasé implicite, inné, qui coule de source, et procèdent d’une force ravissante et subjuguante – toujours, toujours contenue – dont on perçoit le grondement sourd à tout instant. Le principe directeur contrôlant les mouvements du corps change régulièrement : les pieds s’avèrent moins moteurs qu’on ne pourrait le croire, c’est souvent le regard, un port de bras, un élan ou une intention qui vont guider le bailaor. Surtout, c’est le rythme, bien sûr, celui des palmeros, celui des zapatos (les extrémités des chaussures de danse), celui des interjections qui viennent ponctuer les échanges non verbaux entre les trois interprètes – et le souffle, l’énergie, le mouvement d’ensemble (pas uniquement le geste)…
Avec de l’humour, mais également de la gravité voire de la rage, Israel déploie son propos en composant un panel de tableaux aux tonalités diverses, utilisant au passage plusieurs accessoires : une plume, un pan de redingote, un piège à souris devenu instrument, et le plus impressionnant, la tablao circulaire soudain amenée au centre et microtée, que les implacables frappes de pieds ne ménageront pas. En effet, constatation assez remarquable, entre l’introduction et la scène finale, on est passés d’un pianississimo à un fortississimo : avec une maîtrise magistrale, Israel a fait sans arrêt varié et évolué les sonorités produites – en fonction de son placement au niveau de telle partie de la surface du sol, de l’intensité insufflée aux pas, de la répartition de son poids du corps, de la superposition avec les autres sons de mains et de voix. Une magnifique diversité d’affects s’est révélée tout au long de ce cheminement, perceptible dans l’attitude générale d’Israel ainsi que sur les traits de son visage, tout son être étant habité – voire possédé – en permanence par la danse.