Rocío Molina est une artiste tout simplement hors pair. Sa créativité et sa fougue balaient les catégorisations établies, forçant le spectateur à voyager en territoire inconnu à chacun de ses nouveaux spectacles. Dans Carnación, présenté la semaine passée à La Villette, la danseuse et chorégraphe espagnole explore sans concession et avec poésie la notion de désir, principe intime et si subjectif que lui donner corps relève d’un véritable défi. Mais Rocío Molina n’en a cure, elle se plonge dans cette exploration à corps perdu, animée par une flamme dont elle seule a le secret.

<i>Carnación</i> à La Villette &copy; Simone Fratini
Carnación à La Villette
© Simone Fratini

Issue du flamenco, Rocío Molina a construit son identité artistique première autour de la redéfinition de ce genre très codifié. Loin de renier cet univers traditionnel, elle s’en est emparée pour engendrer à partir de ses codes des objets hybrides, pluridisciplinaires, singuliers ; s’il y a une constante dans ses propositions scéniques, c’est sans nul doute l’authenticité de son propos. En faisant se succéder des tableaux différenciés à l’intensité marquée et marquante, elle montre en creux comment les émotions s’accumulent et s’incrémentent au plus profond d’elle, et finit ainsi par nous laisser entr’apercevoir son identité si complexe.

On ne peut pas exceller en flamenco et s’en tenir à danser selon les principes d’une virtuosité stricte… ni en huis clos. Rocío Molina laisse ses passions intérieures exploser dans certaines scènes à couper le souffle. Elle n’est plus que regards, mains, tourbillons, profondeur, sensualité, violence, beauté. La tempête qui surgit révèle alors toute l’intensité de ce qui a précédé, ce qui y a mené. Les intempéries façonnent la rudesse, partant la justesse, in fine la précision crue de l’ensemble de ses gestes, au magnétisme indécent.

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Carnación à La Villette
© Simone Fratini

Au centre de cette tempête se dresse une autre figure humaine, absolument essentielle. Arborant une robe longue avec corset, Francisco Contreras (alias Niño de Elche) vient accompagner et perturber délicieusement l’univers de la maîtresse de soirée – pour la peine, il sera rapidement libéré de tout vêtement. La présence physique du musicien, elle aussi d’une force troublante, impose la mise en place conflictuelle et fascinante d’un duo complètement hors du commun. Fondé sur des rapports oscillant entre domination et tendresse à travers la pratique du bondage et ce qui en découle (complicité, nudité, confrontation, lâcher-prise), le rapport entre les deux interprètes atteint des sommets d’intensité.

La photographie du spectacle s’avère extrêmement léchée : une même image parvient à susciter une impression duelle, originale et inattendue ; la représentation de la sexualité rejoint par exemple l’humour, comme lorsque Rocío Molina se retrouve suspendue à l’envers (son bassin au niveau de la tête de son partenaire et vice-versa), et que ce dernier entame un chant d’une douceur plaintive irrésistible... provoquant dans le public un rire incontrôlable et contagieux.

L’équipe ne se constitue pas de deux personnes uniquement. Rocío Molina a réussi à s’entourer de musiciens extraordinaires : une violoniste à la robe en tulle bouffante (Maureen Choi), une soprano à la voix transperçante (Olalla Alemán), un claviériste discret mais indispensable (Pepe Benítez)… et le Jeune Chœur de Paris dont l’intervention vocale est complétée par une chorégraphie sommaire quoique très frappante visuellement.

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Carnación à La Villette
© Simone Fratini

La scénographie finement travaillée se superpose aux évolutions de la musique, à la variété déconcertante, dont les métamorphoses déterminent le cheminement du spectacle : à de l’électronique composée de nappes dissonantes complétées par le cri du violon succèdent des chants polyphoniques tendance baroque, puis du silence.

Le non-dit dicte sa loi tout du long, c’est la vérité première de Carnación. La sensualité, la sexualité revêtent ici des aspects en apparence contradictoires mais foncièrement connectés : la bestialité est un moyen d’accéder au sacré ; le déchaînement décomplexé des pulsions une manifestation de l’identité la plus intérieure et la plus secrète d’un être. Les nombreux symboles tissent un réseau autant sensoriel que sémantique qui aide à se repérer le long du chemin ésotérique proposé par le spectacle : la poussière omniprésente au sol rappelant la nature éphémère de la condition humaine, le rouge carmin d’une des robes de la danseuse utilisée tel un drapé dans la construction d’images picturales quasi bibliques, le panier en osier qui tour à tour décore le corps de l’interprète, l’enferme, le protège…

On pourrait être tenté de rapprocher Carnación de la véhémence provocatrice d’Angelica Liddell (en témoigne le nombre de spectateurs qui quitteront la salle en cours de représentation). On lira plutôt dans cette nouvelle approche une plongée radicale et libératrice au cœur des méandres de l’âme humaine.

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