Dans le cadre paisible de l’Abbaye de Royaumont, le ton des concerts du festival, de retour après une année d’absence, semble donné par l’architecture épurée : tout est fait ici pour inviter le spectateur à se plonger dans la méditation musicale, en suivant les pensées des compositeurs d’aujourd’hui. Le programme enchanteur concocté par Maroussia Gentet, pianiste passionnée par la musique contemporaine, ne fait pas exception : avec un va-et-vient entre la musique de Debussy et celle de jeunes compositeurs, l’interprète offre au spectateur une multiplicité de pièces évocatrices, une forêt d’images dans laquelle on s’égare volontiers.
Le concert s’ouvre sur Kemὸ-vad, une création de la compositrice Giulia Lorusso inspirée par la méditation druidique. Ecrite pour piano préparée, l’œuvre nécessite entre autres l’usage d’un EBow, archet électronique qui permet à l’une des cordes du piano de résonner indéfiniment. Autour de cette note centrale, la compositrice trouve d’autres moyens de travailler sur la résonance : à travers des notes répétées, ou encore grâce à des pinces à linge placées sur les cordes qui recréent le son d’un cymbalum. La superposition de ces différentes résonances crée un climat méditatif fascinant, dans lequel l’oreille du spectateur prend plaisir à se perdre – même si la pièce se conclut en une accélération effrayante qui fait la part belle à des sonorités plus percussives. L’opposition entre les différents modes de jeu sur le piano préparé est également au cœur du Solo imaginé par Bastien David, plus dansant et moins cérébral : né de sonorités sourdes (les cordes du piano, étouffées par de la patafix, ne produisent plus qu’un bruit mat), le rythme de la pièce est d’abord bancal, syncopé, puis, plus régulier, se transforme en un vaste crescendo qui explose dans le retour à l’usage du EBow et donc à une résonance continue.
C’est bien l’importance du travail sur la résonance qui semble faire le lien avec les Images de Debussy : exacerbant les contrastes, la pianiste joue sur son toucher très doux pour donner aux passages les plus lents, nimbés dans l’écho de la pédale, un caractère interrogateur (« Reflets sur l’eau »), avant d’adopter volontairement un jeu très sec, faisant presque oublier le titre des mouvements, qui évoque plutôt la fluidité d’un univers aquatique (« Poisson d’or »). Adoptant des tempos allants dans les sections les plus dynamiques, elle se laisse porter par une pulsation inébranlable, qui donne à son jeu une énergie incontestable. On est d’autant plus surpris lorsque cette énergie semble momentanément suspendue : par instants, les fragments de mélodie prennent un air hésitant, quasi improvisé (« Et la lune descend sur le temple qui fut »)…
Comme ces Images, les courts Ecrits sur l’eau de Madeleine Isaksson sont une juxtaposition de cinq brèves vignettes très évocatrices, dont la pianiste rend à merveille les atmosphères distinctes. Jouant sur les subtilités de l’usage de la pédale, la compositrice tente de figurer les différents états de l’eau : des graves bouillonnant de notes rapides et indistinctes (n°1), aux courtes notes piquées qui évoquent des gouttes dans les aigus (n°2), et enfin à l'usage de la pédale comme image d'un courant aquatique imaginaire. Si la surprise est sans cesse renouvelée par les cinq univers distincts, le format de l’œuvre, créée sur France Musique dans le cadre de l’émission Alla breve (cinq fois deux minutes), ne permet guère à l’artiste de développer chacune de ses idées musicales. On aimerait en entendre davantage…
S’appuyant lui aussi sur la notion d’image, le compositeur Gérard Pesson s’essaie à la dissimulation dans le deuxième de ses amusants Vexierbilder (le mot allemand fait référence à un jeu qui consiste à retrouver une image cachée) : deux notes au milieu du clavier résonnent tout au long de la pièce, mais sont camouflées par des arpèges virtuoses, puis par des appuis incongrus qui semblent être autant de leurres empêchant de les retrouver. Ici, Maroussia Gentet se fait espiègle : concluant les fragments de mélodie de plus en plus sèchement, elle crée sans cesse la surprise dans l’oreille du spectateur, mais suscite aussi l’expectative. La conclusion, sur une dissonance do-ré, n’en est que plus étonnante.
Le concert se referme sur un hommage à Debussy écrit par Frédéric Durieux, initialement conçu pour s’insérer entre deux études du compositeur. Si la pièce présente bien sûr des airs debussystes, elle est ici interprétée de manière particulièrement théâtrale, ses rythmes étant parfois appuyés par la pianiste avec une certaine forme de violence – au point que l’on ne reconnaît plus le modèle qui s’y cache. Faut-il y voir un rappel des dissimulations des Vexierbilder de Pesson ? Unifiées par l’approche à la fois analytique et sensible de Maroussia Gentet, les pièces présentées par la pianiste semblent dessiner un chemin clair reliant les innovations debussystes aux images suscitées par les sons insolites du piano préparé d’aujourd’hui : celui du pouvoir évocateur de la musique pour piano.
Le voyage de Clara a été pris en charge par le Festival de Royaumont.