« Il faut méditerraniser la musique », affirmait Nietzsche après une écoute de Carmen. Sir Antonio Pappano l’a fait ! En clôture du Gstaad Menuhin Festival, lors de deux mémorables soirées à la tête du London Symphony Orchestra, dont il devient dès ce mois de septembre 2024 chef principal, le chef d'origine italienne a su insuffler à l’orchestre anglais une sensibilité, des couleurs et des tempéraments tout à fait méditerranéens. C’est que Pappano avance avec passion. Tout débute pourtant, toujours, avec un chef sans baguette, qui mime – plus que dirige – chacune des intentions données à l’orchestre, souvent, les épaules en dedans, les bras circulaires, les poings fermés, et le visage expressif. Il les mime, ces intentions, par sa gestuelle ronde, besogneuse et impatiente comme Rodin sculptant son Balzac, massif mais subtil, directement dans la matière, rarement dans la pensée. L’air y est sec, tranchant, vif, la lumière zénithale, grâce notamment au travail inégalable des cuivres et des percussions du LSO, lame de fond qui percute et éructe, brille et transperce, nous laissant sans voix à chacune de leurs interventions.

Vendredi soir, dans la vallée de Gstaad, l’orage tonnait, le soleil brillait et il pleuvait. Tout cela en même temps. Cette instabilité climatique était assurément la note juste pour entrer dans la Première Symphonie de Gustav Mahler. La violence orageuse et sèche des coups de cymbales, notamment au début du quatrième mouvement, la nervosité électrique de certains thèmes, le scherzo bien frappé et lourd mais jamais vulgaire, contrastent avec l’introduction brumeuse des cordes au premier mouvement ou la chape de plomb installée lors de la marche du troisième mouvement. Et l’on revient toujours à la joie et à la lumière. Alors que le dernier thème du troisième mouvement est un cirrus de notes, à la fin du premier mouvement et surtout lors de la marche finale de la symphonie, c’est enivrant puis exaltant comme une danse dans les flaques après l’orage, balayée par le souffle de contrebasses matiérées à l’excès et de cuivres supersoniques, levés de leur siège, comme souvent dans ce finale. Entre passions et changements soudains d’humeurs, cela crée sans cesse pour le spectateur un ascenseur émotionnel qui fait de Pappano, en plus nerveux et impulsif, un digne successeur de Claudio Abbado dans ses années Mahler à Lucerne.
Le lendemain, l’ouverture de Benvenuto Cellini de Berlioz est l’occasion d’un parfait trait d’union entre les deux soirs, façon de revenir à la fête et de montrer au passage la capacité de contraste d’un orchestre entre phrases étirées sans fin et vivacité soudaine. Puis, d’une dimension plus cosmique – évidemment –, Les Planètes de Gustav Holst jouées en deuxième partie relèvent d’une même facture émotionnelle que le Mahler de la veille. On retiendra le chant délicieusement éthéré depuis les coulisses du Kaunas Choir qui vient conclure le cycle avec Neptune, opposé au début à la régularité imperturbable de Mars. Certaines marches militaires et dissonances surlignées par l’orchestre – Uranus notamment – ne sont pas sans évoquer Stravinsky ainsi que l’après-Première Guerre mondiale, contexte de composition d’une partition qui, il est vrai, transcende bien moins que le Mahler de la veille.
Donnée en bis par l’orchestre, Nimrod, neuvième des Variations Enigma d’Elgar, confirme cet aspect climatique alternant appel d’air et relâchement, comme une grande pompe orchestrale, entre anticyclone et dépression. C’est dans cette atmosphère que s’est glissé le violon de Vilde Frang dans le Concerto d’Elgar le premier jour. Une œuvre brumeuse du début à la fin qui n’est faite que de demi-teinte où la musique court tout le temps comme dans un ruisseau et où le violon réapparaît de temps en temps à contre-courant, loin de toute forme de virtuosité apparente.
C’est bien là le point commun entre ce concerto et la Burlesque pour orchestre et piano de Richard Strauss donnée avec Bertrand Chamayou le lendemain : deux œuvres à la virtuosité certaine mais relativement ingrate pour les solistes tant elles ne les mettent pas immédiatement en valeur. Chamayou parvient très bien à exister au milieu d’une partition tout à fait orchestrale, dialoguant à merveille notamment avec la clarinette, jouant des liés et des déliés, s’amusant à déséquilibrer sans cesse le clavier dans des gammes ascendantes et descendantes à n’en plus finir.
Quant à Vilde Frang, si son vibrato au début du Concerto d'Elgar était très marqué, le son de son violon est ensuite devenu de plus en plus cristallin et diaphane, comme l’orchestre, avec de moins en moins de matière. Dans le troisième mouvement, la soliste et la phalange frétillent, bruissent, ne s’installent jamais et l’on retiendra cette exceptionnelle cadence, faite de mille et un échos, qui semble ne jamais vouloir advenir, où le violon finit comme absorbé par l’orchestre dans une communion parfaite.
Et l’on ressort heureux d’avoir assisté à deux concerts d’une telle qualité alors que déjà, dans les rues de Gstaad, commence la désalpe, annonçant la fin de l’été et avec elle, la fin de ses festivités…
Le séjour de Romain a été pris en charge par le Gstaad Menuhin Festival.