Daniil Trifonov ne marche pas il court, haute et mince silhouette aux cheveux tombant sur ses épaules, à la barbe mangeant un visage d'une pâleur extrême qui le fait ressembler à saint Jean-Baptiste. Il salue rapidement, s'assied pendant que Yannick Nézet-Séguin saute sur le podium. Et c'est ainsi, en un éclair qui déchire le ciel qu'ils vont jouer le quatrième et dernier des concertos composés par Rachmaninov. Sans une once de gras, sans sentimentalité, sans complaisance, jusque dans un mouvement lent profondément émouvant par la façon nette, directe dont ce piano puritain chante, indifférent à lui-même.
Il n'y a aucune intention expressive dans le jeu de Trifonov, il est la musique nue qui naît du silence, révélation bouleversante, incarnation parfaite du paradoxe du comédien de Diderot. Le musicien semble ne rien donner de lui-même, étranger au cataclysme émotionnel qu'il provoque chez l'auditeur tétanisé par cette vérité qui éclate au grand jour : ce soir définitivement, le mal-aimé des concertos du XXe siècle s'impose à côté de ceux de Ravel, Bartók, Prokofiev... Le Steinway de Trifonov a l'éclat de l'acier et la moire de la soie, les doigts du pianiste la précision du scalpel et la douceur d'une caresse, ce piano envahit l'espace, du pianissimo le plus ténu aux fortissimos fulgurants que forge le musicien dans le grave sans jamais tonitruer, avec la puissance de Thor. Trifonov joue dans l'orchestre comme l'orchestre entre dans le piano, fusion jamais entendue à ce point de perfection.
Yannick Nézet-Séguin se présente à nous avec le Philadelphia Orchestra dont il est le directeur musical depuis douze saisons. Le Canadien ne cède pas à ses dons comme cela lui arrive quand il se laisse aller à un premier degré hédoniste : ce soir, il inspire ses musiciens autant qu'il est inspiré par eux. Il faut parler du Philadelphia Orchestra, le plus beau, le plus parfait des orchestres. Il faudrait à ce titre l'inscrire au patrimoine mondial de l'UNESCO. Individualités fondues en une collectivité qui pense et respire à l'unisson. Chez lui dans tous les répertoires, ce que les Européens ne savent pas assez : Philadelphie est le premier orchestre à avoir enregistré l'intégrale des symphonies de Brahms (1926-1933) et les Gurre-Lieder de Schönberg (1932), il est chez lui ce soir, plus qu'aucune autre formation.
Rachmaninov a enregistré avec lui toute son œuvre concertante, sa Troisième Symphonie et lui a dédié ses Danses symphoniques ainsi qu'à Eugene Ormandy qui en fut le directeur artistique de 1936 à 1980. Le chef d'origine hongroise a forgé cet orchestre après Leopold Stokowski. Leur travail est resté dans le cerveau reptilien d'une formation dont peu de membres ont connu cette époque. Le fameux « Philadelphia Sound » est toujours là qui vient d'une perfection du détail, d'une virtuosité collective et individuelle, d'une écoute à l'intérieur de chaque pupitre assez uniques en ce bas monde – et l'on n'oublie ni Berlin, ni Vienne, ni la Radio bavaroise.
Si Rachmaninov n'a pas composé pour eux sa Symphonie n° 2, les Philadelphiens la jouent comme si elle coulait dans leurs veines, mais sans ce laisser-aller qui abîme parfois les vieilles histoires d'amour. Cette musique doit être entendue en concert pour en percevoir la richesse contrapuntique, les tensions harmoniques et rythmiques, les alliages de timbres insensés mis en espace par un compositeur admirateur de Rimski-Korsakov. Mais elle doit être dirigée avec la maîtrise de la balance orchestrale, des timbres, la transparence que l'on met à Ravel, Debussy, Strauss et Mahler.
Nézet-Séguin et ses musiciens réussissent ce prodige : on les écoute impliqué dans leur propos, ému par une interprétation idéale de cette musique fondée sur le souvenir, la réitération thématique, musique d'un optimiste dépressif, ou l'inverse, emporté par des tempos justes, un rubato orchestral insensé, le cœur chaviré par quelques portamentos qui viennent à point nommé, par la splendeur instrumentale de contrebasses et de violoncelles qui ne font entendre qu'un seul instrument à la justesse impeccable quand ils attaquent à l'unisson, par des cors sublimes dans le velouté et dans l'éclat, par des bois qui chantent d'une voix claire, sans se hausser du col quand ils sont à découvert. Et ces violons qui montent pianissimo dans l'aigu sans défaillir, ces altos clairs et alertes... Ce soir, pas un seul applaudissement entre les mouvements du concerto et de la symphonie, mais un triomphe indescriptible.