Avant de nous quitter dimanche en fin d'après-midi après l'un de ces concerts qui vous dopent un mélomane pour les jours à venir, Yannick Nézet-Séguin s'était adressé au public qui emplissait la Philharmonie pour lui dire « Venez demain soir ! ». Nous sommes donc dans une salle de nouveau pleine d'un public attentif pour le second et dernier concert tout Rachmaninov du Philadelphia Orchestra qui commence sa tournée européenne par Paris. Tiens, le programme de salle écrit « Rachmaninoff », suivant en cela les demandes de la fondation qui veille sur l'héritage spirituel, moral et patrimonial d'un compositeur dont les petits-enfants orthographient ainsi leur patronyme, comme leur grand-père le faisait.
Ce soir, les Philadelphiens commencent par la Vocalise. Aussi célèbre que la Valse triste de Jean Sibelius, cette œuvre est périlleuse. C'est une « vocalise sans paroles » accompagnée par le seul piano : élargie à l'orchestre, cette mélodie peut sombrer dans un sirupeux larmoyant susceptible de rapidement condamner un compositeur qui ne peut pas se défendre des mauvais musiciens. Nous sommes dans la Grande salle Pierre Boulez, ce n'est pas le moment de réveiller les mânes de l'intraitable moderniste français : Nézet-Séguin n'a pas envie de se faire tirer les pieds du lit cette nuit, les musiciens de l'orchestre non plus ! C'est donc dans un tempo assez vif, une articulation nette qu'ils chantent d'une voix claire cette mélodie irrésistible, mélancolique et pure. C'est très beau et les cordes sont à se damner.
Arrive Daniil Trifonov, notre saint Jean-Baptiste marche toujours aussi vite et c'est la tête bien campée sur les épaules qu'il va jouer la Rhapsodie sur un thème de Paganini, créée et enregistrée en 1934 par... le Philadelphia Orchestra, Sergueï Rachmaninov au piano et Leopold Stokowski à la direction. Une œuvre à la mise en place difficile tant la syncope règne sur cette musique moderne sans rompre avec l'héritage dont elle procède, très « cours après moi que je t'attrape », miroitante de toutes les couleurs que le compositeur y a mises dans un orchestre qu'il faut voir en concert pour comprendre qu'il est si fourni, ce que la seule audition ne révèle pas tant Rachmaninov manie les masses avec une science de l'acoustique des instruments incroyable : il orchestre dans l'espace et colore l'harmonie comme d'autres pratiquent la mélodie de timbres.
Trifonov là encore va droit au but, lapidaire mais subtil, précis sans sécheresse, tirant des sons de métal noble d'un piano qui sonne avec l'éclat soudain de celui de Nelson Freire, inoubliable en concert dans cette œuvre. Le pianiste brésilien disait d'ailleurs de Trifonov qu'il était « la meilleure chose qui soit arrivée au piano après Horowitz ». Une critique ? Peut-être Trifonov aurait-il pu juste céder un peu dans la fameuse Variation n° 18 qui est quand même notée « Andante cantabile ». Andante elle fut, mais le cantabile est par trop puritain, d'autant que l'orchestre « derrière » chante à en perdre la tête... sans céder à la facilité de la joue couchée sur le violon.
Et viennent les six variations finales, martelées, grandioses et lyriques, virtuosissimes, spirituelles, idéalement mises en place et projetées avec la joie électrisante de tout le plateau. Triomphe. Si hier Trifonov avait joué en bis une pièce d'Art Tatum et son propre arrangement de la Vocalise, ce soir il effleure le clavier avec un prélude de Rachmaninov en doubles notes, l'Opus 23 n° 9, d'une façon aussi aérienne que ses doigts avaient ressuscité le grand jazzman américain, avec une vraisemblance troublante.
La première des trois symphonies de Rachmaninov qui vient après l'entracte est une sorte de glaise dont le jeune compositeur peine à se dégager. À 22 ans, il orchestre épais, aime beaucoup Wagner et Tchaïkovski et les effets (trop) martiaux, et affiche trop les forces des ténèbres. La création fut un désastre pas seulement parce que le chef, Alexandre Glazounov, était ivre : il faut pour la sauver un orchestre de premier plan et un sacré sens de la dramaturgie pour tenir ses quatre mouvements. Nézet-Séguin est le chef de la situation.
Gloire aux Philadelphiens pour le bis : le fameux Prélude en ut dièse mineur orchestré par Stokowski d'une façon orgiaque et ô combien juste quand à la fin il fait sonner les cloches, signature stylistique d'un compositeur longtemps incompris mais dont les vestales du Philadelphia Orchestra entretiennent la flamme.