La citadelle que les Maures ont édifiée à Marvão ceint d'une muraille ininterrompue un rocher qui domine l'Alentejo. Par temps clair, on aperçoit la mer, 200 kilomètres à l'ouest vers Lisbonne. À l'intérieur, des maisons blanches aux fenêtres encadrées de granit, le long de petites rues parallèles que des escaliers transversaux relient. Tout autour une campagne verdoyante, des chênes lièges, des châtaigniers, des vignes. On y élève un vin fait de vingt-deux cépages rouges et blancs qui est l'allégorie d'un festival qui fête cette année sa onzième édition. À moins que ce ne soit l'inverse : le chef d'orchestre et violoniste Christoph Poppen et sa femme la soprano Juliane Banse l'ont créé après avoir découvert la beauté suffocante de ce lieu à l'issue d'une grande, grande balade à vélo. Ils y ont acheté une petite maison et fondé un festival.

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Marvão
© FIMM - Paulo Gouveia / Zuza Rożek

Ces deux musiciens réunissent d'autres musiciens venus d'un peu partout, instrumentistes et chanteurs connus ou à l'aube de leur carrière pour une « folle semaine de Nantes », en réduction. C'est un festival, pas une série de concerts programmé en été, qui vous fait voyager dans la citadelle et même en sortir pour rejoindre une église édifiée à son pied puis remonter au château qui la surplombe, comme on suit une procession, tous ensemble et plutôt joyeusement.

La programmation, parlons-en : il y en a pour le mélomane curieux qui viendrait passer ses vacances dans le coin, comme pour un public peu averti. On passe d'un concert monographique consacré aux sœurs Boulanger à un autre consacré à Ravel, à Debussy, Franck ou Prokofiev, à Chausson ou à Franck, présentant souvent musique instrumentale et vocale, pièces rarement données et plus célèbres. On passe aussi d'une messe de Schubert donnée pendant l'office du dimanche matin à un concert de fado... joué à la clarinette donné dans une ancienne citerne à eau ! En passant par des soirées Wolfgang Rihm, jazz, Messiaen, Schönberg, Webern, Luís Tinoco – compositeur portugais né à la fin des années 1960 –, des concerts pour enfants et quantité d'autres programmes dans une manifestation qui peut en proposer quatre la même journée, tous suivis par un public silencieux, concentré.

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L'Officium Ensemble à Marvão
© FIMM - Paulo Gouveia / Zuza Rożek

On ne va pas parler de tout et de tous, mais de quelques moments forts et pour commencer du concert donné un matin à l'extérieur des remparts, dans l'église de São Tiago qu'on atteint plus facilement qu'on en revient tant la pente est raide. Une jolie et sobre église de 1698, si l'on en croit une inscription gravée dans le granit, dont les peintures du chœur ressemblent à des décorations en sucre. L'Officium Ensemble de Pedro Teixeira y a révélé des œuvres inédites conservées à la Cathédrale d'Evora, de compositeurs portugais des XVIe et XVIIe siècles « inconnus » des dictionnaires. Ces courtes pièces tirées de messes ou isolées ont été chantées merveilleusement bien, dans le respect musicologique attendu et avec la sensibilité, la perfection vocale et d'intonation qui les font aimer à la première audition.

Le concert de 16 heures y sera finalement donné également, vu l'affluence. Il est consacré à Maurice Ravel. Unai De la Rosa Hernández, baryton espagnol de 24 ans, élève de Juliane Banse, chante Don Quichotte à Dulcinée et quelques Histoires naturelles avec une voix claire et bien timbrée, n'imitant aucun glorieux prédécesseur, sans accent et avec une caractérisation parfaite, de l'humour aussi, jusque dans sa façon de bouger sur scène. On ne dira pas grand chose de sa diction car le piano est un peu envahissant dans l'acoustique généreuse de l'église pourtant traitée par des panneaux acoustiques aussi blancs que les murs sur lesquels ils sont disposés, de chaque coté des bancs du public : elle favorise moins la voix solo et le piano que les cordes du Quatuor Malion qui a donné juste avant un splendide Quatuor de Ravel aux phrases amples et ductiles, impeccablement conduites. Ce concert prendra fin avec une remarquable exécution du rare Allegro pour harpe, flûte, clarinette et quatuor à cordes mené par Christoph Poppen au violon avec le jeune Nicolas Garrigues, altiste au jeu fluide, agile et juste, et Aurélien Pascal au violoncelle dont le style nous fait de plus en plus penser à celui de l'impérial Pierre Fournier.

Concert dans la cour de la citadelle de Marvão © FIMM - Paulo Gouveia / Zuza Rożek
Concert dans la cour de la citadelle de Marvão
© FIMM - Paulo Gouveia / Zuza Rożek

Une heure et demie plus tard, direction la cour ouverte de la citadelle, sur le chemin de laquelle on peut s'arrêter prendre un verre et contempler le panorama grandiose depuis la terrasse d'un café ou autour d'une des petites baraques de bois installées entre les maisons et la forteresse, sur une grande esplanade suspendue entre ciel et terre.

Plaid orange gentiment offert par le festival à chaque spectateur, nous voici cinq cents personnes réunies pour écouter le Trio pour piano, violon et violoncelle de Tchaïkovski, le Sextuor « Souvenir de Florence » et le Quatuor à cordes n° 3 du compositeur russe qu'on n'entend pas souvent – ce qui n'est peut-être pas sans raisons. Le Trio restera dans les mémoires. Samson Tsoy, à l'écoute des deux archets, sur un piano néanmoins trop petit, le jeune et époustouflant Kevin Zhu au violon (formé chez Itzhak Perlman) et Bruno Philippe au violoncelle ont bouleversé le public par la façon dont chacun prend la parole avant de la passer à son voisin qui la reprend au vol. Et quand le thème revient à la fin du premier mouvement, le temps s'arrête et la musique prend possession du public d'une façon palpable. Dans cet exercice, Philippe est un maître – et quel violoncelliste expressif et sobre, intense et princier ! Tous pour un et un pour tous !

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Samson Tsoy, Kevin Zhu et Bruno Philippe
© FIMM - Paulo Gouveia / Zuza Rożek

Retour le dimanche dans l'église de São Tiago pour un récital de Christoph Prégardien et son fils Julian, dans un florilège de lieder et de duos de Mendelssohn frère et sœur, Brahms et Schubert : on s'incline devant tant de ferveur et de beauté, de science et d'art subtilement accompagnés par une Silke Avenhaus chambriste née. Parce qu'à Marvão, le lied et la mélodie ont une grande place quand ils désertent les programmations un peu partout ; ils se glissent ici dans beaucoup de concerts, y compris ceux de Debussy, Schönberg, Prokofiev, Mozart, Chausson, Webern, Richard Strauss et même les Liebeslieder-Walzer de Brahms par une bande de jeunes chanteurs.

Au bout de trois jours, on est ivre de musique et l'on regarde l'horizon en se disant mais quelle ironie ! Jamais la musique ne s'est si bien portée, jamais il n'y a eu un tel nombre de jeunes musiciens très bien formés à la musique de chambre tout en étant des solistes de haut vol, jamais les nationalités n'ont été si bien brassées, jamais il n'y a eu autant de quatuors à cordes de premier plan et jamais la grande presse dans tous les pays du monde n'a donné si peu de place dans ses colonnes pour rendre compte d'un phénomène dont le Festival international de musique de Marvão rend compte comme si tout cela était naturel, alors qu'il s'agit d'un acte de résistance culturelle majeur.

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Marvão et son public
© FIMM - Paulo Gouveia / Zuza Rożek

Le festival dure jusqu'au 27 juillet. Si vos pas vous conduisent dans l'Alentejo, n'oubliez pas de monter là-haut, la musique y est belle, l'air y est pur, le vin savoureux et la cuisine du tout petit petit restaurant O Fago sublime et raffinée...


Le voyage d'Alain a été pris en charge par le Festival international de musique de Marvão.