En ce jeudi matin, des nuées d’enfants piaillent gaiement dans les allées d’une Cité des congrès transformée en une drôle de fourmilière. Gilets fluo sur le dos, la foule de ce public issu des écoles locales va se disperser en files indiennes vers les différentes salles du vaste édifice, dans lesquelles ont lieu les multiples concerts de la fameuse Folle Journée de Nantes – 268 en cinq jours, sans compter les manifestations gratuites au kiosque ! Lancé il y a désormais trente ans par l’inimitable René Martin (également directeur de La Roque d'Anthéron, de la Grange de Meslay...), le plus intense des festivals français de musique classique n’a en apparence rien perdu de sa vitalité.

The Curious Bards, au kiosque dans le hall de la Cité des congrès de Nantes © Tristan Labouret / Bachtrack
The Curious Bards, au kiosque dans le hall de la Cité des congrès de Nantes
© Tristan Labouret / Bachtrack

En coulisses, c’est une autre histoire : les organisateurs grincent des dents après la guillotine budgétaire actionnée par Christelle Morançais, la présidente du conseil régional des Pays de la Loire. D’autant que la suppression soudaine des subventions de la région survient après un coup de com’ aussi hypocrite que stupide, quand Mme Morançais avait fait rebaptiser la déclinaison régionale du festival, « La Folle Journée en région », en l’appellation moins renémartinaise « Ma région virtuose », comme pour mieux s’en approprier les mérites. Les adeptes de la cancel culture ne sont pas toujours ceux qu’on croit.

Mais revenons aux jeunes visiteurs qui n’ont pas l’âge de comprendre ces coups fourrés politiques au moment où ils délaissent leurs gilets fluo pour s’asseoir dans les fauteuils de la Cité des congrès. Dans quelques instants, aux premiers rangs du grand auditorium Apollon de 2.000 places, ils seront visiblement fascinés par les gestes de Paul Meyer, à la tête d’un Orchestre de chambre de Mannheim appliqué. Pendant la Première Sérénade du compositeur américain George Antheil, les têtes blondes seront tentées d’imiter le chef d’orchestre avec plus ou moins de justesse et de discrétion – mais toujours à l’écoute, et dans une joie qui fait plaisir à voir.

On quitte discrètement Mannheim avant la Sérénade op. 22 de Dvořák pour aller voir ce que propose François Lazarevitch à quelques mètres de là. Dans la salle Cantabile (300 places), le flûtiste qui se définit aussi comme la « tête chercheuse » des Musiciens de Saint-Julien déroule l’histoire fascinante de la cornemuse, avec une multitude d’instruments posés sur une table et suspendus à un porte-manteau derrière lui. Devant cet artiste complet qui joue, chante, tape du pied et donne quelques explications historiques et organologiques avec la même aisance, les enfants sont bouche bée – et les adultes aussi.

Plus tard, à l’heure de la pause déjeuner, la tribu des gilets fluo pourra grignoter son pique-nique en écoutant The Curious Bards ambiancer les spectateurs de la Cité des congrès depuis l’espèce de ring ouvert estampillé Bechstein, au centre du vaste hall. Et après le dessert, les jeunes spectateurs s’en donneront à cœur joie face aux facéties de François Moschetta lors de son sympathique one-piano-show mozartien dans la salle Arpeggione (450 places). Ils n’auront certes pas perdu leur (folle) journée et c’est une bonne raison de se réjouir : voilà autant de mélomanes en herbe qui auront sans doute envie de renouveler l’expérience en grandissant.

Au-delà du jeune public, il faut reconnaître que le concept « Folle Journée » est un succès : nous ne sommes que jeudi, les festivaliers du week-end ne sont pas encore arrivés, le grand box de France Musique n'est pas encore habité par ses troupes mais les salles sont déjà pleines, les files d’attente impressionnantes, la boutique à goodies et le bar (savoureusement nommé « Baryton ») sont pris d’assaut, les spectateurs peinant à trouver un coin de table pour manger leur sandwich… Voilà le genre d’atmosphère qui fait plus penser à Disneyland qu’à un festival de musique classique – il ne manque plus qu’une parade avec des sosies de Mozart et Beethoven, une vente de bretzels en forme de clé de sol, quelques éléments de décor viennois en carton-pâte et la fête sera complète !

Avouons-le : cette effervescence donne le tournis et pas seulement pour le meilleur. La densité du programme est telle que la circulation des spectateurs n’est pas aisée, donnant lieu à des dialogues surréalistes (« c’est bien là l’Arpeggione ? – Non Madame, c’est Pizzicato, l’Arpeggione est à côté du Baryton ») ou à des comportements peu sympathiques mais compréhensibles dans ce contexte (« On se met en bout de rangée pour partir vite à la fin »), et il est parfois difficile d’apprécier un programme à la juste mesure de sa singularité quand on vient d’un hall bondé où retentissait un big band de jazz, aussi excellent soit-il…

Du côté des artistes, quelques échos viendront également tempérer l'enthousiasme de mise : s’ils manifestent tous leur bonheur de se produire dans des salles pleines et de retrouver de nombreux amis au milieu de la foule de musiciens invités, certains glissent tout de même des réserves du bout des lèvres, que ce soit sur les conditions de répétition expéditives, les (inévitables) malentendus de l’organisation (« On nous a dit qu’on jouait au kiosque, on vient de l’apprendre ») ou sur l’impossibilité de laisser place au moindre imprévu dans le feu de l’instant (« J’ai voulu jouer un bis… Je me suis fait rembarrer en coulisses, il fallait laisser la place aux suivants ! »). Certains préfèreront à Disneyland une autre comparaison, avouant se sentir un peu comme des vaches au salon de l’agriculture.

En tant que spectateur, ajoutons à ces regrets l’absence de la moindre note de programme, ce qui laisse les plus curieux sur le flanc. Tant pis pour cette dame qui interrogeait en vain son voisin sur George Antheil, tant pis aussi pour ceux qui ont manqué la distribution des flyers énumérant la liste des extraits du riche et subtil programme proposé par Les Apaches de Julien Masmondet, avec Didier Sandre en formidable lecteur de Léon-Paul Fargue (entre autres). « Le calme après la pluie a quelque chose / Qui fait songer à de l’exil et à la nuit », dit le comédien de sa voix sombre sur le chant des « Oiseaux tristes » de Ravel. On réprime un frisson, le ciel s’ouvre au-dessus du toit de la Cité des congrès, la tête loin de la frénésie folle-journesque.

Certains artistes ont heureusement la belle initiative d’assurer eux-mêmes la médiation de leur concert, sans trop en faire : saluons à cet égard Sophie de Bardonnèche et Justin Taylor, qui ont présenté et interprété le passionnant programme consacré aux compositrices baroques qu’ils viennent d’enregistrer sous le label Alpha Classics. Quelques mots simples et clairs ont suffi, le violon, le clavecin, l’orgue, le souffle inspiré de l’archet de Sophie et l’accompagnement souple et hyper attentif de Justin ont fait le reste : les deux musiciens sont ovationnés par des spectateurs aux anges, tout heureux de leur découverte. Certains avaient pris leur billet « complètement par hasard » ; les voilà qui sortent de la salle Arabesque (200 places) avec l’envie pressante d’écouter en boucle l’Ariette en sol mineur de Mademoiselle Guesdon de Presles. On a connu des spécialistes avec des goûts plus banals !

Il faut reconnaître ce grand mérite à la Folle Journée : c'est bien sa programmation riche, variée, rythmée, multipliant les concerts, les formations, les répertoires, les époques et les styles, qui permet au public de se lancer pleinement dans l’aventure et de prendre des billets en faisant le pari de la découverte. Dommage que certains programmateurs ne comprennent pas cette dynamique indispensable et, comme le glisse François Moschetta au détour de son one piano show, se réfugient derrière le seul nom de Mozart pour espérer attirer les foules. Et dommage que les Christelle Morançais de ce monde ne voient pas l’absolue nécessité de soutenir de telles initiatives, avec les expériences programmatiques et les prises de risque qu’elles impliquent immanquablement. Il ne reste plus qu’à souhaiter que la joyeuse troupe des gilets fluo nantais, formée à bonne école, prenne la relève avec d'autres principes dans les années à venir. D’après ce qu’on a vu aujourd’hui, l’espoir est permis.


Le déplacement de Tristan a été pris en charge par la Folle Journée de Nantes.