Le dimanche matin au Théâtre des Champs-Élysées, le placement est libre. On grimpe donc au dernier balcon de face, d'où le piano sonne merveilleusement bien équilibré. Pour découvrir avec stupeur qu'il est vide, moins d'une demi-heure avant que Benjamin Grosvenor n'entre en scène. On se penche alors pour scruter les étages inférieurs et l'on évalue la jauge à une moitié de salle – et l'on apprendra que Jeanine Roze, qui va fêter l'an prochain le cinquantième anniversaire des Concerts du dimanche matin, a offert deux cents places aux Petits frères des pauvres auxquels elle offre des places depuis bien longtemps. 

Benjamin Grosvenor © Marco Borggreve
Benjamin Grosvenor
© Marco Borggreve

Comment est-ce possible ? Une demi-salle pour un tel artiste, l'un des musiciens les plus profonds et originaux, les plus simples d'abord, amoureux de notre pays, qui partout où il joue en France et ailleurs dans le monde trouve un public enthousiaste, qui a déjà triomphé au TCE, qui a été artiste en résidence à Radio France... C'est à n'y rien comprendre, surtout quand on voit que d'autres pianistes nettement moins capés que lui remplissent sur leur nom. Peut-être que la situation du monde encore assombrie depuis une semaine, que la fermeture du Louvre et du Château de Versailles pour crainte d'attentat terroriste ou que plus banalement le beau temps qui persiste éloigne des salles de concerts pendant la journée, car les terrasses des cafés à l'entour de l'avenue Montaigne sont prises d'assaut. 

Voici Benjamin Grosvenor, toujours aussi délicieusement british avec son costume noir et sa pochette rouge vif. Il prend place devant le magnifique Steinway pour un programme, on va le voir, admirablement composé de l'entrée au dessert. Qui joue le Prélude en si mineur BWV 855A de Bach arrangé pour le piano par Alexandre Siloti (1863-1945), élève de Liszt, dont le nom est resté dans l'histoire pour une autre raison (il était un cousin de Rachmaninov) ? Pas grand monde, mais c'était une pièce qu'Emil Gilels chérissait entre toutes et dans laquelle il déployait la magie d'un jeu sans marteaux.

Grosvenor l'aborde avec une franchise et un tempo qui font dresser l'oreille, il fait entendre les arpèges du dessus d'une voix claire et détachée du chant qui se déploie à la main gauche. Nous sommes sur le parvis de l'église dans laquelle nous allons entrer avec lui quand il va d'un coup faire naître un halo sonore implorant d'où va émerger la mélodie d'une façon poignante. C'est admirable... et n'annonce en rien – si ce n'est que la pièce qui suit est elle aussi en si mineur – la Chaconne de Sofia Goubaïdoulina.

Cette pièce n'est pas vraiment au répertoire, mais elle est de plus en plus jouée. L'autorité et la splendeur instrumentale de Grosvenor font des merveilles dans une pièce assez post-Chostakovitch, un peu touffue par instant, et au fond plus captivante que les deux tiers des Préludes et fugues op. 87 de ce compositeur. Moins néoclassique, moins constamment lugubre, plus éclatante et plus ouverte sur son temps, elle mérite vraiment d'être ainsi placée juste avant la Sonate en si mineur de Liszt dont notre héros du jour a donné un enregistrement (Decca) qui renouvelle ce que l'on pense des possibles interprétations du chef-d'œuvre de Liszt, en le replaçant dans un sillage esthétique en équilibre miraculeux entre la haute école pianistique admirable en soi et la lecture analytique et profonde d'un Alfred Cortot, d'un Claudio Arrau, ou encore d'un Nelson Freire ou d'une Martha Argerich.

Ce matin encore, Grosvenor portera cette œuvre organique vers son accomplissement, en recréant de l'intérieur son parcours initiatique à travers les transformations thématiques qui en font un grand corps vivant... et de plus en plus, à mesure que la sonate avance vers le silence d'où elle était née. C'est beau, c'est grand, c'est émouvant. Et cela devrait laisser sans voix.

La Sonate op. 58 en... si mineur, elle aussi, de Chopin est finalement plus difficile encore dans son classicisme apparent. Ici, le moindre faux pas et l'équilibriste tombe sans parachute de son fil. Grosvenor est parfait de tempos, d'articulations, de clarté polyphonique et, dans la partie centrale du Largo, fait entendre ce qu'il peut devoir au Bach-Siloti du Prélude en si mineur... Mais le finale manque de la mise en scène sonore et de la largeur de sonorité que le vieux Vlado Perlemuter y mettait avec une science pianistique incomparable. En attendant, Benjamin Grosvenor est un musicien et un pianiste qui mérite de jouer devant une salle comble un soir de semaine.

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