On se faisait une fête de ce concert qui annonçait la création française d'une pièce d'une jeune compositrice islandaise, Anna Thorvaldsdottir, Daniil Trifonov dans le Concerto en mi mineur de Chopin et pour finir Une vie de héros de Richard Strauss, une œuvre qu'on adore détester quand on y pense et à laquelle on succombe de tout son être dès que le premier accord retentit.

Klaus Mäkelä dirige l'Orchestre de Paris © Mathias Benguigui / Pasco & Co
Klaus Mäkelä dirige l'Orchestre de Paris
© Mathias Benguigui / Pasco & Co

Avions-nous allumé les lampions un peu trop tôt ? Commençons par la fin et donc par le grand poème symphonique de Strauss. D'un orchestre pléthorique très largement étalé sur le plateau surgit ce premier accord qui donne la parole au « héros » qui pour le coup gueule ce soir un peu trop. Certes, c'est grand, beau, brillant, rutilant plus qu'étincelant, mais c'est aussi un peu lourd, dur, compact, trop serré rythmiquement, pas assez profond de son et calme d'allure, pas assez souple par la suite de l'œuvre, en raison d'un manque de densité harmonique dans les sons piano, pas assez soutenus par le phrasé, comme si l'Orchestre de Paris n'était pas totalement à l'aise dans une partition qu'il n'a jouée qu'une quinzaine de fois depuis sa création, pièce longue et difficile qui n'est pas dans leur cerveau reptilien. Mais d'un point de vue instrumental c'est splendidement réalisé et les quelques rares pétouilles ne sont rien. Que l'Orchestre de Paris la joue plus souvent et elle lui ira comme un vieux pull !

Bien sûr, Klaus Mäkelä, comme chaque fois que nous l'avons vu diriger, n'a pas son pareil pour laisser jouer les musiciens tout en étant là pour les exalter, tirer le meilleur d'eux-mêmes et organiser le flux musical, comme si sa tête était toujours dans l'instant et voyait toute la partition dans le même temps. C'est fascinant d'engagement physique, de précision dans le geste, d'autorité et de liberté, de talent. Mais ce soir nous saisissons aussi que Mäkelä n'incarne pas encore toujours le paradoxe du comédien de Denis Diderot : il se laisse griser, perd un peu la tête comme un jeune amoureux trop fougueux, cède au spectaculaire un brin mégalo de Richard Strauss dont il devrait se méfier : lui dirigeait de façon impassible...

Évidemment, tout cela est irrésistible car la musique l'est, et l'on est ému par les moments d'intimité que ce diable de compositeur amène toujours à point nommé, et par cette fin incroyable : s'il y a un compositeur qui sait finir une œuvre, c'est Strauss ! Une chose nous a néanmoins gêné : les deux petites caisses claires au fond de l'orchestre sonnaient très fort depuis le plafond de la Philharmonie, et pas de l'endroit où on les voyait... Mystères de l'acoustique.

Venons-en au concerto de Chopin. Vraiment, faut-il six contrebasses et un quatuor à cordes à l'avenant ? Faut-il étaler si largement les musiciens sur le plateau ? Non ! Il faut une formation Mozart serrée autour du piano. L'éparpillement sonore entendu ce soir, depuis le premier balcon de face, était très gênant. Avec en plus parfois un infime retard des contrebasses sur les violons et une absence de centre de gravité dérangeants.

L'introduction beaucoup trop martiale et fortissimo a ainsi fait place à une nuance piano évasive après l'entrée du soliste, à un premier mouvement sans pulsation, avançant à la godille. Trifonov joue d'une façon délicate, fluide, avec un legato sublime mais, placé trop loin du piano, on n'entend pas le détail de son jeu... Dans une œuvre qui est faite de gammes, d'arpèges, d'ornements, c'est assez ballot. La « Romance » sera le moment magique du concert : les forces s'y équilibrent, l'orchestre épouse enfin le jeu du soliste dans un rêve éveillé inoubliable. Le son de Trifonov est d'une douceur sans attaques qui évoque un Freire, un Cortot, une Argerich dernière manière... Le finale ? Pas trop vite pour commencer, dansant, subtilement ponctué par un orchestre souple, mais là encore braillard quand il prend la parole. Et le pianiste dans un accelerando irrésistible nous conduit vers la joie inextinguible des dernières pages. En bis, Mompou. Trifonov y fait oublier les marteaux : ce ne sont que des résonances qui flottent dans l'air.

Archora d'Anna Thorvaldsdottir, donné en création française en ouverture du concert ? Une tectonique des plaques sonores, harmoniques et mélodiques, se déplaçant l'une contre l'autre, évocation de paysages marins sombres, mystérieux, musique dont la voix très grave semble gémir, percée par les cris d'animaux étranges et souffrants. C'est très beau, très bien composé pour l'orchestre et ses timbres.

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