Nicholas Angelich sort de scène de son pas lent de géant débonnaire, sous les applaudissements d'un public que l'on aurait souhaité plus nombreux pour apprécier l'art d'un des pianistes français les plus singuliers et attachants. Je n'oublie pas qu'il est Américain, mais Angelich est arrivé à Paris âgé de 13 ans et n'en est jamais reparti, obtenant ses prix au Conservatoire chez Aldo Ciccolini – le plus français des Italiens – avant d'y enseigner à son tour, rejoignant ainsi la longue liste des artistes adoptés par un pays qu'ils aiment en retour parfois bien plus que les « nés-natifs », pour reprendre le mot de Guy de Maupassant.

Nicholas Angelich revient et les applaudissements redoublent. Le sait-il ? Il vient de donner tort à Maurice Ravel qui refusait que sa Valse soit jouée en public dans sa version pour piano seul. Pour de bonnes raisons : comment un simple clavier peut-il rendre les couleurs de l'orchestre, ses timbres fuligineux, ses combinaisons instrumentales créant des atmosphères funèbres, une polyphonie ouvrant un espace sonore infini ?

Aucun pianiste à ce jour n'avait pu nous convaincre que Ravel se trompait. Le compositeur n'avait pas entendu son œuvre jouée par un instrumentiste d'un tel niveau, doublé d'un musicien aussi imaginatif que notre héros du soir. Aurait-il adouci son diktat s'il avait été là, ce soir ? Dès les premières mesures, dont on dirait qu'elles agitent les molécules de l'air dans l'extrême grave dévolu aux contrebasses de l'orchestre, jusqu'au cataclysme final qui engloutit le piano, Angelich dirige le clavier de son Steinway (dont le son un peu usé n'est pas déplaisant) comme s'il conduisait un orchestre imaginaire. Il fait surgir de l'ombre les phrases sinueuses et enchevêtrées, sans jamais focaliser son jeu sur tel ou tel détail, fait entrer le piano en vibration en créant des nappes de sons qui se superposent, à la fois fondues et nettes, prégnantes et pourtant débarrassées de toute vanité. Comment s'y prend ce magicien pour réussir pareil prodige d'être à la fois puissance agissante et observateur du drame fatal qu'il met en scène, en le tenant aussi fermement que de façon invisible ?

Avant l'entracte, Angelich avait accompli pareil miracle dans les Ballades opus 10 de Brahms... Œuvre dans laquelle je l'avais entendu faire ses grands débuts au Festival de La Roque d'Anthéron, il y a vingt ans, remplaçant Martha Argerich et Nelson Freire au pied levé : prévenu le matin, il était arrivé à 19 heures pour être poussé sur scène à 21 heures... Je n'ai pas oublié son jeu ce soir-là, sa maîtrise de la polyphonie, du contrepoint rythmique, comme sa gestion parfaite du temps et des masses sonores. Mais je n'ai pas oublié non plus qu'il n'arrivait pas toujours à faire passer au second plan son intelligence pour se laisser aller à son instinct. Ce soir, analyse et instinct célèbrent leurs noces dans un jeu dont la grandeur s'impose sans être intimidante le moins du monde. Tout est juste dans ce jeu, subtil, sophistiqué de pensée et de réalisation pianistique, naturel d'expression, introverti mais transmis au public généreusement et avec une attitude réellement modeste face au clavier. Le jeu d'Angelich est sans arêtes trop vives, sa sonorité est nette jusque dans le flou, sans dureté même dans le fortissimo le plus soudain, sa façon d'effleurer le piano fait penser qu'il le manie comme le sculpteur sa glaise.

Le pianiste fait mouche dans les deux Rhapsodies de Brahms comme dans l'étrange Sonate opus 26 de Beethoven, rarement jouée de nos jours. Angelich nous y rappelle que le noir et blanc du piano, comme celui de la photographie, peut proposer des milliers de nuances d'éclairages avec plus de subtilités encore que les couleurs ne le peuvent. Chaque auditeur crée les siennes comme il voit les personnages d'un roman. Et Angelich semble improviser, ne jamais imposer une lecture autoritaire, calibrée. En ce sens, il est un expérimentateur, un interprète au premier sens du terme, trouvant dans l'instant comment traduire un texte, plus proche de l'« Ur-sens » que de l'« Urtext » – même si évidemment il use d'éditions musicologiquement à jour. Mais si les signes imprimés sont une chose, leur lecture en est une autre qui ne tient pas dans le respect de la moindre indication. Il semble bien que Beethoven entendait l'orchestre en maints passages de sa sonate. L'ingéniosité de l'agencement, annonciateur des grands cycles à venir, l'expressivité de « La marche funèbre sur la mort d'un héros » se glissent dans une étude des timbres instrumentaux que le compositeur-pianiste éprouvait sans cesse. Et c'est la première fois ce soir que l'on en prend conscience.

La Philharmonie est à moitié pleine, se disait le grincheux au début du récital. Quand il repartira, l'optimiste calculera rapidement que cela fait quand même plus de monde que ne peut en contenir la Salle Gaveau et autant que l'Auditorium de Radio France.

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