Pierre Hantaï salue, à sa façon aussi modeste et sévère que sa mise. Il est vêtu de noir anthracite, a le cheveu gris en bataille, la bouille d'un gamin qui sort de sieste. Il se tourne vers le grand clavecin rouge de style Louis XIV, en attrape le couvercle qu'il repose délicatement sur la caisse, éteint la loupiote qui éclairait faiblement le clavier et s'en va, pour un entracte au cours duquel personne ne reprendra l'accord de l'instrument qui a remarquablement tenu le coup. Le claveciniste vit avec et le connaît donc sur le bout des doigts et vient de le protéger de la chaleur pour retarder l'inévitable qui ne se produira pas.

Pierre Hantaï © Jean-Baptiste Millot
Pierre Hantaï
© Jean-Baptiste Millot

Quel tour vient donc de nous jouer Pierre Hantaï sur ce magnifique instrument, copie de Mietke faite dans les ateliers de Dowd et qui appartenait à Gustav Leonhardt, le maître, le modèle même du musicien ? C'est à la fois simple et compliqué. La dernière fois – si l'on ne se trompe pas – qu'on l'avait entendu, il participait à une intégrale Couperin à la Cité de la musique. Il y a si longtemps qu'on en a honte, mais pour nous racheter on précisera que les disques d'Hantaï ne sont jamais loin de nous, tant ses Bach, ses sonates de Scarlatti sont celles d'un diable qui fait la nique à Vladimir Horowitz comme à Clara Haskil, et à ces foutus pianistes qui piquent encore et toujours aux clavecinistes leur répertoire.

Et ce soir, d'un coup, Hantaï nous est apparu tel qu'en lui-même, dégagé de l'ombre tutélaire de Leonhardt, calviniste aux idées si arrêtées qu'il pouvait parfois en devenir raide comme un piquet. Et par un mirage incroyable il nous a fait songer à Sviatoslav Richter, tant le claveciniste a cette façon d'être accroché à son pupitre ou repose un fatras de pages plastifiées, le corps tendu vers le haut et l'avant, au gré des mouvements mêmes de la musique, pétrissant les claviers, claquant du talon... sur un petit tapis dont on jurerait qu'il le met là exprès pour que son pied ne fasse pas trop de bruit. Richter fut l'autre passion d'Hantaï que jeune homme il suivait, partout où l'Ukrainien jouait en France. Libéré de Leonhardt et visité par Richter.

Leonhardt, Richter, Bach : sainte trinité que seuls les idéologues récuseront. Entrant sur scène, Hantaï avait annoncé qu'il allait jouer quelques préludes extraits du Petit Livre pour Wilhelm Friedemann, composés au jour le jour par Bach pour les progrès de son fils. Autant de petits chefs-d’œuvre dont le charme, la liberté, la rigueur contrapuntique forment l'esprit, l'oreille et la main, l'une et l'autre indissolublement liées comme une autre sainte trinité. Mais l'on ne se doutait pas qu'il allait aussi jouer le Ricercar à six voix de L'Offrande musicale composée par Bach sur un thème donné par le roi de Prusse, ajouté comme in extremis.

Et l'on suit, fasciné, l'entrelacement des voix et les frottements harmoniques osés qu'elles provoquent, l'allégresse jubilatoire qu'il y a d'être un auditeur impliqué dans l'édification d'un monument qui en quelques minutes représente le rêve du grand architecte du monde, sous les doigts savants et surtout inspirés d'un musicien qui parle en musique. La sonorité d'Hantaï est belle, car s'il ne peut théoriquement pas faire des nuances, il articule de mille façons, imprime à ces touches la vocalité qu'il a dans la tête, il retarde un peu ici, accélère un peu là pour rendre le temps au temps, reste un millième de seconde qui vous brise le cœur en attente d'une résolution. Ah !, se dit-on, combien de pianistes devraient travailler avec lui les mazurkas de Chopin : il a le tempo rubato du compositeur romantique dans les veines.

Alors bien sûr, il joue « aussi » les Partitas nos 4, 3 et 5 et même un prélude et fugue du Clavier bien tempéré. Avec le même élan, la même virtuosité et la même plénitude calme d'un instrument qu'il fait sonner comme un bonsaï d'orchestre. À Cortot, le clavecin rayonne avec une plénitude qui fait qu'on s'adapte très vite à sa ténuité sonore et il remplit vite tout l'espace. Et il en va ainsi parce que Pierre Hantaï est au clavecin ce que quelques immenses pianistes sont au piano : un illusionniste qui vous entourloupe pour le meilleur. Alors passent sous ses doigts préludes, allemandes, sarabandes, passe-pieds, menuets, airs, ouvertures, fantaisies, caractérisés avec goût, autorité souriante et abandon à la musique, joués dans un esprit de partage amical.


Ce récital a été organisé par Philippe Maillard Productions.

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