Le pianiste qui s'avance sur la scène du Théâtre des Champs-Élysées a beau être né en 1988, il n'en a pas moins déjà donné onze récitals à Paris et participé à onze concerts de musique de chambre en compagnie des solistes des Berliner Philharmoniker ou encore du violoncelliste Edgar Moreau. Tout cela depuis qu'il a remporté le Prix Clara Haskil en 2005 et le premier décerné par le Concours de Leeds l'année suivante. Sunwook Kim succédait en Grande-Bretagne à une lignée d'impétrants aussi mémorables que Murray Perahia, Radu Lupu et Rafael Orozco, en Suisse à Michel Dalberto (lui aussi vainqueur de ces deux concours), Richard Goode, Evgeni Koroliov, Cynthia Raim, Steven Osborne, Till Fellner, Finghin Collins, Martin Helmchen, Adam Laloum, Cristian Budu, Mao Fujita... soit quelques-uns des pianistes les plus musiciens, les plus captivants de notre époque.
Sunwook Kim a aussi enregistré quelques magnifiques disques consacrés aux dernières sonates de Beethoven, à la « Hammerklavier », à la Sonate en fa mineur de Brahms, au Prélude, choral et fugue de Franck. Et en compagnie de Myung-Whun Chung, le Concerto op. 15 de Brahms et l'« Empereur » de Beethoven. Et pourtant, le TCE n'est pas plein jusqu'au paradis. Il y a là un méfait dont on ne saurait dire précisément à quoi il tient. Car le pianiste qui s'avance est un jeune maître dont la maîtrise instrumentale et musicale s'impose une fois encore dès la première phrase des Impromptus D.899 de Schubert qui ouvrent son récital. La densité sonore qu'il imprime au premier s'accompagne d'une lumière vive qui en éclaire les moindres méandres et replis. Sunwook Kim chante d'une voix timbrée mais, dans le même temps, son expression est intérieure comme s'il jouait pour lui-même. Cette manière va à ces pièces faciles pour un amateur, impitoyables pour le professionnel qui les brutaliserait. Le pianiste sans doute prend-il un tempo un peu trop lent dans ce premier impromptu, marqué Allegro molto moderato, mais surtout la musique n'avance pas vraiment. Une pulsation souterraine irrésistible manquera d'ailleurs au long des quatre pièces, quand bien même évidemment le tempo s'anime quand Schubert le demande. En fait, le jeu de Sunwook Kim est intime, sévère et cérémoniel et ne laisse qu'entrevoir les fêlures schubertiennes.
Quelle incroyable idée que de faire suivre ces quatre pièces de Schubert du Livre II d'Iberia d'Albéniz qui s'impose enfin au répertoire indépendamment de la nationalité du pianiste qui joue ce chef-d'œuvre de la musique du XXe siècle ! Sunwook Kim n'y sera pas moins intérieur, pas moins intime dans Rondeña qui pourrait quand même être plus dynamique, un brin plus rapide, plus évident de diction et d'allure qu'il ne l'est. Mais on admire la concentration du pianiste dans l'épisode nocturne, rêveur de cette première pièce, l'atmosphère poignante qu'il donne de la fin. Comme dans Almeria qu'il joue en nous entraînant dans son rêve. Son contrôle de la polyphonie, des couleurs, des articulations, son élégance princière ne céderont en de brefs instants que dans une Triana dans laquelle Sunwook Kim ne s'ébroue pas aussi librement que ce que la pièce demande malgré sa difficulté polyphonique et rythmique invraisemblable. Mais il chante et la confidence lui va juste mieux que les éclats. Peu à peu se dessine le portrait d'un pianiste qui parfois hésite à sortir de lui-même, comme s'il craignait le reproche fait trop souvent aux jeunes pianistes d'être trop jeunes pour accéder aux grandes œuvres du répertoire.
Que va-t-il se passer avec la Sonate de Liszt ? Sunwook Kim la joue comme autant de blocs sonores qu'elle a d'épisodes pourtant enchaînés. On y perd certes la continuité du discours par ailleurs si difficile à atteindre quand les tempos ne découlent pas les uns des autres au sein d'un tempo de base, mais il élève une sorte de monument splendidement sculpté dans un bloc de marbre blanc davantage qu'il n'entre dans la dialectique lisztienne héroïco-mystique. Ce jeu est passionnant par les interrogations qu'il suscite, par sa noblesse aussi, par cette façon parfois abrupte de prendre possession du clavier en poussant l'instrument presque trop loin, redonnant à cette sonate trop jouée la fraîcheur de la nouveauté, de la surprise d'un langage révolutionnaire qui a fini par s'émousser. Cette lecture pourtant radicale assure un triomphe à Sunwook Kim que l'on retrouvera le 25 janvier dans la même salle, avec le violoncelliste Edgar Moreau et la violoniste Clara-Jumi Kang pour un programme Beethoven en sonate et en trio.