La scène est si loin du premier balcon qu'il est difficile de voir nettement le visage de Mitsuko Uchida, mais elle accueille avec un grand sourire les applaudissements du public qui lui fait un triomphe. Avec la grâce d'une fée, elle salue aux quatre points cardinaux de la Philharmonie. L'Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä s'associent au public pour ovationner leur complice. La voici qui se rapproche du piano pour un bis aussi bref qu'inattendu et bienvenu : la deuxième pièce de l'Opus 19 d'Arnold Schönberg.

Klaus Mäkelä, Mitsuko Uchida et l'Orchestre de Paris © Orchestre de Paris
Klaus Mäkelä, Mitsuko Uchida et l'Orchestre de Paris
© Orchestre de Paris

Du balcon qui n'est décidément pas un bon emplacement pour écouter le piano dans cette salle, il aura également fallu deviner le détail du jeu d'Uchida dans le Concerto en ut mineur de Beethoven : un halo de réverbération parasite le Steinway, avec ce paradoxe que l'on entend plus le bruit de la mécanique dans les trilles que l'aigu de l'instrument. On se demande quand même si cet Opus 37, sommet du genre concerto, comme l'« Héroïque » l'est de la symphonie classique, a bien été joué de la façon attendue.

Mais repartons du commencement. Mäkelä surprend dès l'abord par une allure moins énergique que lyrique et chaleureuse : les accents sont suggérés, les cordes ont le moelleux et l'élasticité d'un quatuor à cordes des temps anciens ; les vents répondent avec la même subtilité et personne ne tire la couverture à lui. La soliste entre et ses trois gammes lancées sur le clavier répondent dans le même esprit. Le concerto se mue alors en une musique de chambre élargie où la pianiste concerte de façon tendre avec le chef et l'orchestre. C'est un peu déroutant, mais tellement dominé intellectuellement et musicalement, tellement sensible, si désarmant et vrai dans l'expression. Le deuxième mouvement nous entraînera si loin dans l'introspection, la pure beauté du chant que l'on aura du mal à en sortir. Le finale manquera quand même d'énergie pianistique. Mais Mäkelä respectera ce choix en enveloppant sa soliste dans un grand châle protecteur.

En introduction au concert, l'orchestre avait donné A Sky Too Small de Charlotte Bray (née en 1982), créée à Aix-en-Provence le 13 juillet dernier. C'est une œuvre certes admirablement orchestrée, qui permet de faire sonner avec une acuité remarquable les pupitres de l'Orchestre de Paris. Mais ses sept ou huit minutes intenses et tragiques passent en un instant, sans accrocher au point qu'elles laissent une impression durable. Tous les compositeurs n'ont pas le génie de Debussy qui dans son Prélude à l'après-midi d'un faune invente un monde sonore et un style, tout en s'en tenant à la vieille forme sonate.

Évidemment la Symphonie fantastique de Berlioz est un moment aussi attendu que craint. L'Orchestre de Paris la connaît bien mieux que Klaus Mäkelä, mais ce savoir enfoui dans le cerveau reptilien du collectif est aussi un handicap si lourd qu'en cinquante-cinq ans de fréquence assidue au concert à Paris, la meilleure interprétation dont on se souvient est celle des Wiener Philharmoniker avec Simon Rattle, au Théâtre des Champs-Élysées, il y a bien longtemps déjà. Les orchestres français ne s'y posent pas assez les bonnes questions, poussés en cela par des chefs qui oublient l'art d'un Jean Fournet ou d'un Paul Paray et malheureusement ne retiennent que celui trop débraillé, bien qu’inspiré, de Charles Munch qui sert trop de modèle.

Ce soir, c'est la confrontation de la tradition, qui n'est autre qu'une stratification des tics, et du jeune Mäkelä qui n'a d'yeux que pour la partition. Le chef va réussir à magnifier la virtuosité phénoménale des musiciens de l'Orchestre de Paris, leur naturel dans le maniement d'une langue qui leur est maternelle, pour en faire surgir une lecture neuve. On admire le raffinement, la précision méticuleuse du nuancier de couleurs, des articulations, la splendeur des timbres magnifiée par la clarté d'une battue qui obtient une balance orchestrale inimaginablement transparente pour une mise en espace phénoménale – et la preuve est faite que la tenue d'archet à la française des contrebasses ne les empêche pas de sonner profond, mais avec une sveltesse que la tenue à l'allemande permet moins.

La pulsation est aussi irrésistible que la souplesse des phrasés est insensée : la façon presque hésitante dont le chef lance « Un bal », après un premier mouvement à la conduite expressive et formelle magistrale, la façon dont il fait danser cette valse, qu'il rend suspendue la « Scène aux champs », laissent pantois et heureux. Et les deux mouvements conclusifs fuiront le Grand Guignol, tout en étant noirs et grinçants. Triomphe pour un concert historique.

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