L’intrigue a tout d’un film de Noël : alors que l’on accroche les boules dans le sapin à Radio France, alors que les bibliothécaires préparent les partitions de Casse-Noisette pour l’Orchestre National de France, voilà que le chef d’orchestre invité à diriger le concert de Noël, Petr Popelka, est contraint de déclarer forfait, souffrant. Catastrophe ! On frémit, on tremble, on s’enguirlande ; rien ne va plus, les fêtes sont en danger dans la Maison ronde ! Fort heureusement, Radio France a son chef-remplaçant-de-dernière-minute attitré, Fabien Gabel, qui va à nouveau tomber du ciel pour brillamment diriger le ballet de Tchaïkovski, parfaitement suivi par des musiciens plus complices que des lutins. Congratulations générales, ovation du public, large sourire de la PDG Sibyle Veil au premier rang de la tribune officielle : tout est bien qui finit bien, le maestro peut repartir sur son traîneau le sentiment du devoir accompli.

Fabien Gabel en répétition dans <i>Casse-Noisette</i> avec le National &copy; Christophe Abramowitz
Fabien Gabel en répétition dans Casse-Noisette avec le National
© Christophe Abramowitz

Voilà à peu près comment on pourrait résumer la soirée de jeudi dernier – si les sucreries du ballet de Tchaïkovski nous avaient monté à la tête. Car il faut reconnaître que tout n’a pas été parfait dans cette (rare) exécution de concert de la célèbre partition dans son intégralité. Dans son intégralité, vraiment ? Mais où est passé le chœur de la Valse des flocons de neige ? Il n’aurait pourtant pas été très difficile de convier les voix d’anges de la Maîtrise locale… Oublier des invités à Noël, voilà qui fait tache ! Outre cette erreur d’appréciation, il faut ensuite reconnaître que le National n’est pas un orchestre de fosse rompu à ce répertoire ; sur certains numéros au contrepoint complexe, sur certaines formules rythmiques aiguisées, il manquera ici un petit point de mise en place, là un soupçon de souplesse pour incarner indiscutablement le ballet de Tchaïkovski.

On aurait cependant tort de faire la fine bouche, car les troupes du National compensent largement leurs limites par une fraîcheur et un enthousiasme de chaque instant. Qu’il est bon de sentir un orchestre prendre du plaisir dans un tube du répertoire habituellement débité au kilomètre ! La bonne entente au sein de pupitres de cordes admirablement homogènes dans la dentelle de l’ouverture comme dans les grands élans lyriques qui suivront, les regards échangés au sein d’un pupitre de percussions ultra appliqué, l’écoute d’un carré de bois solistes altruistes, les félicitations, encouragements ou sourires discrets qui traversent l’orchestre en direction d’un soliste avant et/ou après un passage exposé sont autant de petits détails qui contribuent à donner à cette soirée l’esprit de Noël du ballet.

Et qu’il est bon de profiter de l’œuvre de Tchaïkovski hors d’une fosse d’opéra ! On peut ainsi remarquer à ciel ouvert une quantité de détails dans l’orchestration qui font de cette partition un chef-d’œuvre : c’est tantôt une habile division des pupitres de cordes pour créer une dentelle surnaturelle à la Mendelssohn, tantôt des expérimentations novatrices sur le timbre (violons en harmoniques, célesta et harpes étant astucieusement combinés pour accompagner l’apparition de la fée Dragée), tantôt des superpositions rythmiques qui lorgnent vers Stravinsky, tantôt des poussées de lyrisme total qui inspireront Rachmaninov. Il faut aussi féliciter tous les solistes alertes qui servent cette orchestration en apportant un soin admirable à leurs interventions, de la harpe féerique d’Émilie Gastaud jusqu’aux discrètes ponctuations de Romain Maisonnasse au tambour de basque, en passant par le cor anglais bien chantant de Laurent Decker.

Si tous ces éléments apparaissent ce soir aussi bien mis en valeur, c’est aussi parce que Fabien Gabel est particulièrement clair et efficace, en vrai maître de ballet soucieux du tempo, des équilibres, de l’expressivité des phrases. Il faudrait seulement que le chef réduise parfois l’amplitude de ses mouvements pour en garder sous le pied dans les grands crescendos. Mais là encore, ce n’est pas cette limite qui gâchera la soirée, en témoigneront les formidables sommets expressifs atteints au deuxième acte, lors de la Valse des fleurs et du fabuleux Pas de deux. Le difficile Auditorium de la Maison de la radio n’atteindra jamais l’overdose et le public non plus ; on quittera le palais de Confiturembourg simplement et justement rassasié.

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