Après la Quatrième symphonie de Dmitri Chostakovitch, expérience masochiste s’il en est, le silence n’est pas une coquetterie mais une nécessité. Aussi, de longues, très longues secondes s’écoulent à la Philharmonie de Paris, qui vibre encore des ultimes résonances du célesta : au terme d’un combat d’autant plus poignant qu’il était perdu d’avance, la musique a définitivement rejoint les ténèbres auxquelles elle ne pouvait pas échapper. Pour fossoyeur, Tugan Sokhiev, pour corbillard, l’Orchestre de l’Opéra national de Paris.

Tugan Sokhiev © Marco Borggreve
Tugan Sokhiev
© Marco Borggreve

Brocardé pour les « galimatias » de son opéra Lady Macbeth de Mtsensk, déclaré ennemi du peuple par le régime de Moscou, Chostakovitch frôle de près les Grandes Purges, et suspend in extremis la création de sa Symphonie n° 4 – que la Pravda n’aurait manqué de mettre à l’index – avant de faire amende honorable en composant sa « réponse pratique d’un artiste soviétique à de justes critiques ». Il faut dire que cette symphonie, créée en 1961 sous la baguette de Kondrachine, est de loin l’opus le plus hardi entrepris jusque-là par le compositeur et représente un épisode charnière de son catalogue : la fin des illusions, le début d’un pessimisme aigu.

C’est ainsi que le comprend Tugan Sokhiev qui, dès le cri d’alarme des premières mesures, plonge l’auditeur dans une implacable machine, plus suffocante que glaçante, plus grondante, menaçante, délétère qu’immédiatement féroce ou perforante. Pour autant, cette matière sonore atmosphérique ne s’effondre jamais, articulée qu’elle est autour d’une solide ossature : franchise et intransigeance rythmique, netteté des attaques, équilibre idéal des pupitres préservent ainsi la charpente indispensable à l’intégrité de l’édifice. 

Le premier mouvement pour être radical n’en devient pas brutaliste ou morcelé, et l’immense fresque qu’il représente est peinte par le chef ossète avec ce sens inouï de l’architecture, de la composition, de la grande forme qui est l’une des premières qualités de sa direction. Tout s’intègre alors selon une logique, une vision d’ensemble remarquables. Sans esbroufe mais avec panache, le maestro conduit le fugato endiablé du Presto vers des sommets de monstruosité, essaim d’où parviendront à émerger quelques traces de poésie fondues dans l’horreur – d’où diable fait-il surgir de telles équivoques ? La folie furieuse convoquée ici n’atteint peut-être pas le plus haut degré d’hystérie, mais la déferlante sourde qu’elle inflige pétrifie. Déchirant !

Le répit n’est que de courte durée : abordée sans complaisance, la mélodie à peine plus courtoise du deuxième mouvement marche sans ambages ni détours, avançant coûte que coûte au gré d’une inextinguible pulsation. Le dialogue des bois et des cordes, si difficile à mettre en place, est ce soir limpide, dramatique sans être exagérément théâtral, et d’une belle variété de caractères – à l’instar de ces flûtes naïves, presque puériles, que l’on surprend à rêver avant de se faire engloutir par l’infernal tutti. Moins grimaçante qu’insidieuse et sournoise, la portée corrosive du Moderato perd ici ses couleurs mahlériennes, intégrant d’autant mieux ce mouvement aux deux volets adjacents.

On apprécie dans le troisième mouvement la hauteur de vue dénuée d’abstraction proposée par le chef, qui crée à nouveau de drôles de sortilèges : la mécanique a beau être inébranlable, forgée dans l’acier le plus solide, le Largo conserve une dimension terrestre bouleversante et offre par moments une authentique tendresse, un réconfort inattendu. C’est là tout un imaginarium que convoque ce magicien de Sokhiev, pour qui cette symphonie n’est rien d’autre que de la chair, de la matière humaine certes broyée, mais qui n’en garde pas moins son pouls, son influx nerveux, son élan vital. En atteste cette trompette, lointaine mais pleine d’espoir, qui regarde une dernière fois vers la lumière dans un finale en points de suspension.

Si l’on peut préférer un souffle épique plus débridé dans l’Allegro, reste que la poigne du maestro magnétise public et musiciens. Pour ses débuts face à l’Orchestre de l’Opéra de Paris, la discipline de fer qu’impose Sokhiev à ces troupes fait mouche : cohésion des tuttis, éloquence des prises de paroles (sacré basson !), solidité à toute épreuve des pupitres, la phalange distille là ses charmes les plus envoûtants. Ce chef habitué du répertoire lyrique et cet orchestre cabochard mais gratifiant forment décidément une association qu’on aimerait bien voir renouvelée…

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