En ce jeudi soir au Théâtre des Champs-Élysées, on aurait pu se passer de l'oratorio Jephté de Carissimi proposé par Il Pomo d'Oro avant l'ouvrage le plus célèbre de Purcell, Didon et Énée. On n'a pas bien perçu la raison de cette juxtaposition, sinon une proximité entre deux figures de femmes victimes de leur destin.
L'ouvrage de Carissimi met en scène un personnage biblique du Livre des Juges qui, à la veille de partir au combat, fait à Dieu la promesse de sacrifier, s’il est victorieux, la première personne qu’il rencontrera à son retour. Jephté revient vainqueur et c’est sa fille, son unique enfant, qui court vers lui. Désespéré, il lui fait part de son vœu et sa fille se résigne à mourir. Andrew Staples fait une lecture bien littérale du rôle-titre, la voix manquant de coffre et de ligne, tandis que Carlotta Colombo (la fille de Jephté) reste elle aussi à la surface de l’œuvre. Si l'on apprécie d’emblée la qualité du chœur et des instrumentistes d'Il Pomo d’Oro, la direction de Maxim Emelyanychev est pour l'instant plutôt sage. Elle se révélera nettement plus inspirée dans Didon et Énée.

Après l’entracte, le contraste est total. Lorsque choristes, musiciens et solistes et chef entrent en scène, on ne voit qu’elle, applaudie à tout rompre : Joyce DiDonato est la star de la soirée, le public est venu pour elle. Elle ne le décevra pas.
Si réservé dans Carissimi, Maxim Emelyanychev démontre une énergie contagieuse dès l’ouverture et tout au long des trois brefs actes de cet unique opéra de Purcell, dont il faut rappeler l'argument : en son palais, la princesse Didon confie à Belinda le tourment qui l’agite ; son cœur se meurt d’amour pour Énée, le prince troyen, hôte de Carthage. Celui-ci fait son entrée : l’amour que Didon lui porte, il le partage aussi. Mais, du fond de leur caverne, les néfastes furies conspirent à détruire cette idylle. Sous les traits de Mercure, elles apparaissent à Énée, interrompant sa chasse, lors d’un puissant orage : il doit quitter Carthage et abandonner Didon pour rejoindre les rivages d’Hespérie et fonder une nouvelle Troie. Les navires d’Énée lèvent l’ancre ; le cœur brisé, Didon n’aura que la mort pour refuge.
Emelyanychev est aussi à l’aise dans le drame que dans les scènes plus figuratives. Le premier dialogue entre Belinda et Didon pose le décor : Fatma Said se révèle une ineffable Belinda, à laquelle la Didon de Joyce DiDonato répond avec une autorité vocale qui nous saisit par sa puissance douloureuse. Lorsqu'Énée apparaît au milieu du premier acte, annoncé par Belinda (« Il a tout l'air d'un Dieu »), Andrew Staples, engoncé dans un costume de ville trop petit pour lui, n’a en revanche pas la prestance que requiert son personnage de séducteur – même si la voix est plus incarnée que dans Carissimi.
L'acte II se déroule dans une grotte avec d'impayables sorcières : leur reine magicienne est l'époustouflante Beth Taylor et ses compagnes Alena Dantcheva et Anna Piroli ne lui cèdent en rien dans le grotesque et la fantaisie débridée. Nul besoin de décors pour s'y croire ! La scène du bocage qui réunit tous les protagonistes est colorée, contrastée à souhait, avec ses danses exotiques, ses effets instrumentaux comme le siècle classique en était friand, jusqu'à ce que souffle l'orage, que l'Esprit incarné par l'excellent Hugh Cutting n'intime à Énée « Ce soir tu dois quitter le pays » et que l'acte II s'achève dans une joyeuse ritournelle où brille de mille feux le chœur d'Il Pomo d'Oro.
Le moment le plus attendu de la soirée est évidemment la mort de Didon. Malgré les proclamations d'amour d'Énée et les objurgations de Belinda, l'amoureuse princesse se résigne à l'inéluctable, mais sa longue plainte n'est pas celle d'une faible femme. Jusqu'au bout, Joyce DiDonato affronte sa tragique destinée, d'une voix qui ne renonce à aucune des séductions qu'elle a jusqu'alors déployées. Le chœur des suivantes lui fait un tombeau de silence (« And scatter roses on her tomb »). Et le public retient son souffle avant d'éclater en une longue, très longue ovation.