Voilà un drôle de programme proposé par l’Orchestre de Paris et son ancien directeur musical, Daniel Harding. Arnold Schönberg et Johann Strauss II : deux compositeurs que tout oppose – si l’on oublie les transcriptions pour septuor opérées par le premier sur diverses pièces du second – et qui se retrouvent juxtaposés à la Philharmonie de Paris comme les deux faces d’une Vienne entre deux âges, un pied dans le XIXe siècle, l’autre dans le XXe.

Daniel Harding en répétition avec l'Orchestre de Paris © Mathias Benguigui
Daniel Harding en répétition avec l'Orchestre de Paris
© Mathias Benguigui

On ne l’attendait pas dans le répertoire sucré qui fait le succès du plus célèbre nouvel an des mélomanes. Pourtant, Daniel Harding fait valoir un charme qui relègue vite la crainte du glucose caricatural injecté parfois aux œuvres de la famille Strauss. À ce titre, l’ouverture de La Chauve-Souris est telle qu’on l’aime : effervescente. C’est un tourbillon de thèmes, de danses, de mélodies que l’on regrette de ne pouvoir savourer in situ dans les trois actes qui suivent. Toujours attentif à préserver l’esprit du théâtre, le chef fait chanter les pupitres de l’Orchestre de Paris avec un legato luxueux, très viennois, qui ne contrarie jamais ni l’allure générale, ni ce nerf nécessaire à la polka. Sans rien d’ostentatoire, Harding apporte ce rubato savoureux, cette verticalité utile au rebond, cette souplesse essentielle à la ligne et, passant d’un tournemain de la volupté à la fièvre, délivre avec simplicité le florilège de caractères suscités par la partition. Le finale, emmené à un rythme effréné mais parfaitement assumé par les musiciens, conclura cette courte pièce avec une ferveur digne du prince Orlofsky dans l'opérette.

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Daniel Harding en répétition avec l'Orchestre de Paris
© Mathias Benguigui

Cette même délicatesse dans les phrasés, ce même sens de la ciselure font mouche dans Wiener Blut – ode à la capitale autrichienne. On y apprécie l’éclairage chambriste, presque tamisé, qui donne à la valse de Strauss cette impression d’être caressée, choyée, cajolée. Si une pointe de nostalgie semble par moments jeter son voile sur la musique, celle-ci se goûte avec d’autant plus d’intérêt qu’à la mélancolie succède immédiatement tout un camaïeu de couleurs et de reliefs. Le sang viennois coule à flots et on ne sait plus très bien s’il charrie des larmes ou des sourires.

Radieuse dans cette valse chantée qu'est la Voix du printemps, Sabine Devieilhe ne laisse quant à elle aucune hésitation. Rossignol tout en colorature, la soprano distille ses charmes avec une aisance confondante : la clarté de l’émission et la justesse du dessin venant s'ajouter à l’éclat éblouissant, sans impureté de son timbre, c’est toute la richesse de détails et de ciselure de ses ornementations qui est mise en valeur. L’orchestre lui réserve un écrin cousu main, idéal pour apprécier le vibrato infaillible de la chanteuse, sa couleur intense sur l’ensemble de la tessiture, ses suraigus superlatifs, véritables transports vers la Vienne impériale – parachèvement d’une première partie de concert d’un bout à l’autre délicieuse.

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Sabine Devieilhe en répétition avec l'Orchestre de Paris
© Mathias Benguigui

Quel contraste avec le mastodonte orchestral sollicité par le premier Schönberg, encore post-romantique, dans son Pelléas et Mélisande ! Ce poème symphonique tiré de la pièce de Maeterlinck ne s’inscrit pas encore dans une atonalité farouche, mais son atmosphère vénéneuse n’est pas sans jurer avec les ors du Musikverein où toutes ces valses nous avaient transportés.

Plutôt que d’extraire une forme sinon narrative, du moins dramatique de la partition, le chef anglais préfère œuvrer en peintre, jouant sur les climats et les atmosphères, sur les couleurs plus que sur le trait. Si le Lento initial ne tourne pas le dos à l’hédonisme, et si le Scherzo n'est pas avare de ruptures, reste que le maestro demeure sur les cimes de l’abstraction et peine à maintenir une tension égale dans les longues plages de l’Adagio. Toutefois, on ne peut qu’apprécier la sobriété de sa direction, soucieuse de maintenir le mystère symboliste de la partition, de subtilement souligner ses harmonies délétères plutôt que de se disperser en effets parasites. Malgré le constant foisonnement de l’écriture, la rigueur avec laquelle Daniel Harding décante le langage de l'ouvrage préserve l’interprétation de tout désordre, y compris dans des tuttis toujours lisibles. La grande forme de l’Orchestre de Paris n’y est pas pour rien : outre une petite harmonie et des cordes idéales de cohésion, l’infaillibilité de ses cuivres laissera une impression durable !

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