Le rituel de l'entrée des musiciens du scène est invariable – la salle applaudit poliment – sauf lorsqu'on aperçoit au milieu des premiers violons une silhouette malingre appuyée sur un bras complaisant, celui du premier violon invité de l'Orchestre de Paris, Sarah Nemtanu, et qu'on se rend soudain compte que c'est le chef lui-même qui s'avance à petits pas sans attendre que l'orchestre soit installé. On sent alors surgir comme une houle, une vague d'applaudissements qui saluent le vénérable Herbert Blomstedt, 98 ans dans quelques jours. Il prend place sur un siège de piano. Le silence de la salle et la concentration de l'orchestre sont à leur maximum.
Peut alors commencer une œuvre de 1842, créée en 1914, mais entrée au répertoire de l'orchestre de Paris seulement hier soir grâce au chef d'origine suédoise. On entend ce soir la Deuxième Symphonie du compositeur suédois Franz Berwald qu'on ne connaissait que par le disque. Tout au long des trois mouvements de cette symphonie surnommée « capricieuse », on comprendra pourquoi la Suède n'a pas eu de porte-étendard comme ses voisins scandinaves (Nielsen pour le Danemark, Sibelius pour la Finlande ou Grieg pour la Norvège) : c'est de la très jolie musique qui disparaît de la mémoire sitôt écoutée, très ancrée dans le romantisme allemand, une pincée de Mendelssohn, un zeste de Schumann, quelques harmonies du jeune Brahms.
Mais ce qu'en font l'Orchestre de Paris et Blomstedt est proprement stupéfiant : l'« Allegro » initial paraît presque prudent, mais ce n'est que pour mieux laisser s'épanouir des thèmes très brefs, des modulations, des changements d'humeur qui peuvent dérouter l'auditeur habitué aux développements d'un Beethoven. Suit un « Andante » empli de tendresse, qui bénéficie heureusement de la beauté des timbres de l'Orchestre de Paris pour pallier une absence évidente d'inspiration. Le finale, avec son irrésistible rythme de tarentelle, fait évidemment penser à Mendelssohn (deuxième mouvement de la Troisième Symphonie). Ça tourne vite en rond, à chaque fois qu'on croit la conclusion arriver, ça repart pour un tour, mais les musiciens s'y ébrouent avec tellement de grâce et de précision qu'on leur fait un triomphe comme à celui qui les a conduits d'un geste aussi sûr que libre.
En deuxième partie, la Première Symphonie de Brahms qui elle est dans l'ADN de l'orchestre, puisque c'est avec cette œuvre, entre autres, que Charles Munch entama sa première tournée américaine avec l'orchestre nouvellement créé. C'est aussi avec cette symphonie qu'Herbert Blomstedt et l'Orchestre de Paris s'étaient retrouvés en 2019.

C'est le privilège des vieux chefs que d'obtenir d'un orchestre tout ce qu'ils veulent, d'une simple inflexion de la main, d'un hochement de tête, d'un regard perçant. Disons-le d'emblée : on ne se rappelle pas avoir jamais entendu en concert une Première Symphonie de Brahms aussi aboutie, aussi investie. On sait ce que Klaus Mäkelä a apporté à l'Orchestre de Paris en terme de cohésion, de discipline collective : Blomstedt s'appuie sur cet acquis précieux (et des répétitions très exigeantes, selon ce qu'on nous a rapporté) pour entraîner musiciens et public dans un parcours d'une immense liberté, en particulier dans le prodigieux premier mouvement qui est presque une symphonie à lui seul.
La souplesse de la respiration, la mixture des pupitres et des timbres, l'élan sans cesse renouvelé qu'impriment les longues mains si expressives d'un chef qui a renoncé à la baguette, tout cela nous subjugue et nous bouleverse. Les deux mouvements centraux sont l'élégance même, les vents solistes de l'Orchestre de Paris s'y couvrent de gloire, dans ces moments de quiétude pastorale. On attend impatiemment le quatrième mouvement, aussi complexe de structure et aventureux que le premier. Blomstedt le conduit comme un poème symphonique, ménageant d'admirables transitions, tensions et détentes, jusqu'à cette chevauchée haletante, cette course à l'abîme qui se résout dans la sérénité retrouvée. On vient de vivre un moment d'éternité.