Difficile d’imaginer la Philharmonie de Paris inviter les spectateurs à se boucher les oreilles en prévision de la seconde partie de soirée… et pourtant, de petites protections vertes et jetables seront distribuées en nombre pendant l’entracte du concert donné en hommage à Kaija Saariaho, ce jeudi 15 février. Mais que craint-on exactement porte de Pantin, le chant des sirènes ou les acouphènes ? Connaissant la pièce de Magnus Lindberg qui s’apprête à être donnée, la réponse fait peu de doute. Qu’à cela ne tienne, on prend le risque du traumatisme acoustique, tout en gardant une paire de ces machins verts prête à l’emploi – courageux mais pas téméraire.

Spectacle pour les yeux autant que pour les oreilles, Kraft est l’œuvre d’un Lindberg encore dans sa vingtaine, jeune membre fondateur (comme Saariaho et Esa-Pekka Salonen) de la récente société de musique contemporaine Korvat auki, et vraisemblablement déterminé à frapper un grand coup : spatialisation et amplification du son, déplacements des musiciens aux quatre coins de la salle et usage décomplexé de l’électronique, cinq solistes et un grand orchestre… Vous aurez beau chercher d’où vient ce doux bruit de tractopelle, vous n’en saurez rien. Et c’est là l’un des atouts de cette composition qui, fleurant bon les années 80, produit toujours son effet.
Animée d’une énergie primitive aussi fascinante qu’effrayante, cette œuvre brutaliste utilise les apports de la musique concrète et de la microtonalité pour jouer sur les masses et les timbres. Si le niveau de décibels atteint par l'Orchestre de Paris et l’Ensemble intercontemporain est parfois élevé, la pièce, extrême d’un bout à l’autre et frôlant parfois le pompier, ne prend néanmoins jamais au dépourvu : mue par une sorte de flux sous-terrain, de force géologique presque tectonique, la musique progresse selon un schéma organique, logique, voire narratif, qui cueille l’auditeur de l’incipit à la coda. Créateur de l’œuvre il y a bientôt quarante ans et de nouveau à la baguette ce soir, Esa-Pekka Salonen laissera l’auditeur lessivé, désorienté, mais conscient d’avoir assisté à l’une des compositions les plus stupéfiantes de la musique contemporaine.
Difficile également d’imaginer que quelques minutes plus tôt était mis à l’honneur ce que la musique contemporaine propose de plus subtil et raffiné : deux concertos de Kaija Saariaho. Le premier, pour flûte, baptisé Aile du songe en référence aux Oiseaux de Saint-John Perse, explore les extrémités interprétatives permises par cet instrument tout autant léger et abstrait que charnel et envoûtant. Aux avant-postes, Sophie Cherrier, soliste historique de l’EIC, répond de façon remarquable aux exigences variées de l’écriture, tout en respectant l’intimité essentielle au dialogue. La nature concertante de l’œuvre est en outre garantie par la direction sobre et attentive d’Aliisa Neige Barrière, créatrice en 2021 de cette version pour orchestre de chambre qui sublime et concentre le langage épuré de la compositrice. L’émotion sera grande lorsqu’au moment de saluer, la jeune cheffe serrera contre son cœur la partition de sa mère, dont la disparition récente est rappelée ce soir par le grand drap noir tendu derrière la scène.
Le second concerto est quant à lui assuré au violoncelle par son créateur (en 2009) et dédicataire Anssi Karttunen. Examinant les rapports entretenus par le soliste et l’orchestre, les cinq mouvements de Notes on Light exploitent tous les jeux d’ombre et de lumière qui résultent de l’écriture concertante. Cette pièce aux textures et aux timbres inspirés enchante par les multiples reflets dont la compositrice a parsemé la partie orchestrale, ainsi que par l’étendue des registres exigés par la partie soliste. Comme le peintre son pinceau, Anssi Karttunen use de son archet en véritable coloriste qui, par fines touches ou vastes aplats, apporte un relief inouï à ces irisations chatoyantes et si bien employées par Kaija Saariaho. En grand défenseur de la musique de sa compatriote, Salonen fait preuve quant à lui d’une précision et d’un sens aigu des masses, participant à la belle alchimie qui unit le soliste aux musiciens parisiens.
Entre ces deux concertos, le maestro et cet orchestre composite auront donné une interprétation exemplaire d’équilibre, de souplesse et de tuilage des Océanides de Sibelius, figure tutélaire de la musique finlandaise dont l’excellence aura encore une fois été prouvée ce soir.