Retour aux fondamentaux : Nelson Goerner est un pianiste à la carrière discrète, trop diront ses admirateurs qui la suivent, depuis ses débuts à la Grange de Meslay, dans la Sonate « Hammerklavier » de Beethoven. Il avait 19 ans et remplaçait Sviatoslav Richter au pied levé. L'Argentin de Genève a aujourd'hui 55 ans. Il est dans cet entre-deux que la vie musicale a tendance à occulter : pas assez vieux pour être des anciens qu'elle vénère et plus assez jeune pour être de ceux qu'elle promeut. Âge dangereux car beaucoup de vrais talents ont déjà lâché prise ou se sont étiolés, encalminés dans leur développement artistique. Alors on vient écouter Nelson Goerner dont la trajectoire exemplaire en fait une sorte de phare vers lequel se tourner pour se remettre les idées en place, comme on fait une cure d'Arthur Rubinstein pour accomplir une réinitialisation esthétique.

Nelson Goerner © Marco Borggreve
Nelson Goerner
© Marco Borggreve

C'est dans cet état d'esprit qu'on s'installe dans le Théâtre des Champs-Élysées. Il ouvre son récital avec la « Chaconne » tirée de la Suite n° 9 pour clavecin de Haendel que les pianistes devraient laisser aux clavecinistes. Goerner en dessine les contours avec une sveltesse et une allure folle, tout comme il sait idéalement élargir la sonorité du piano à mesure que les variations prennent leur élan, tout en ornementant, sans trop en faire comme ceux qui veulent montrer qu'ils sont musicologiquement informés... Prend-elle vraiment son élan, cette chaconne ? Dans la musique de clavier, Haendel n'est pas à son zénith. S'il avait fallu commencer par une œuvre formellement cadrée tout en laissant poindre une sorte de folie improvisatrice, la Fantaisie chromatique et fugue ou une Toccata pour clavecin de Bach aurait idéalement ouvert la voie aux Davidsbündlertänze op. 6 de Schumann, ces fameuses danses des compagnons de David luttant contre les Philistins.

Goerner les aborde par la face esprit sain dans un corps sain : son jeu est ferme, décidé, brillant même, un peu carré, classique dira-t-on, un brin autoritaire, « beethovénien ». C'est une allure moins mystérieuse qu'attendue, mais Schumann est si complexe qu'on ne sait jamais si sa bipolarité, ses accès de folie, comme ses moments de dépression poétique et tendre n'ont pas besoin, pour mieux s'épanouir, de venir se cogner contre des moments où une autorité inébranlable se manifeste justement à la façon dont Goerner les restitue. Et de fait les pièces lentes et rêveuses le seront au delà même de la réalité matérielle de doigts sur un clavier ; la sonorité du musicien flotte autour du piano plus qu'elle ne semble en sortir. C'est aussi cela une grande interprétation qui nous surprend dans nos certitudes, celles-ci n'étant bien souvent que la stratification idéalisées des interprétations entendues depuis que l'on a découvert une œuvre.

Indescriptible seconde partie avec une Ballade n° 2 de Liszt jouée dans un seul élan, comme une grande arche lancée au-dessus du vide qui se manifeste quand elle est entre les mains de pianistes qui ne vont pas au-delà des octaves et de la bravoure. Goerner est comme Claudio Arrau et Nelson Freire : il sait franchir la mince pellicule qui sépare le réel du légendaire en les unifiant en un tout organique et dramatique jusqu'au-boutiste. Le Sonnet de Pétrarque n° 104 trouve ce soir le maître de chapelle qui le fait tenir debout et le héraut qui le récite avec une liberté faite de pleins et de déliés.

Ce piano est clair et scintillant, profond et démiurge sans pour autant que Goerner se donne en spectacle : il est concentré devant le clavier, dans son monde... dont il va sortir en faisant ricaner la Valse oubliée n° 2 qu'il projette dans un XXe siècle qui sera celui de Bartók plus que de Schönberg, et convoque un imaginaire de trolls maléfiques. Il a alors un petit sourire en coin... Sait-il qu'il va marquer l'histoire du TCE et de l'art du piano avec une Rhapsodie hongroise n° 6 qu'il va conduire d'une main de maître de la première note aux déferlements conclusifs, tout en donnant l'impression de sa totale soumission à l'instant ? Moment incroyable de folie pianistique. Goerner laisse les forces mystérieuses de la musique s'épanouir sans entraves : il contrôle tout et dans le même temps il est dominé par les forces qu'il libère et le poussent à aller toujours plus loin dans la transe. Triomphe indescriptible et deux bis admirablement choisis : les lyriques et tendres Au printemps de Grieg et Daisy de Rachmaninov.

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