Rarement la Nuit transfigurée d’Arnold Schönberg aura semblé si dramatique que sous la direction de Klaus Mäkelä. Est-ce la présence pour l'occasion, au pupitre toujours vacant de premier violon solo, de Petteri Iivonen, titulaire du même poste dans la fosse de l’Opéra, qui inspire à l’Orchestre de Paris une fibre aussi théâtrale ? Quoi qu’il en soit, ceux qui auraient oublié les vers de Richard Dehmel – dont les cinq strophes imprègnent les cinq parties enchaînées de l’œuvre – auront eu, si ce n’est la lettre, au moins l’esprit du poème : la quiétude sylvestre, les tourments, l’attente fébrile, la rédemption, puis la transfiguration nocturne.

Klaus Mäkelä © Mathias Benguigui / Pasco and Co
Klaus Mäkelä
© Mathias Benguigui / Pasco and Co

D’abord destiné en 1899 à un sextuor à cordes, l’ouvrage sera ensuite arrangé pour orchestre à cordes en 1917, puis remis une dernière fois sur le métier par le compositeur en 1943. C'est cette version, dotée d'un imposant contingent de musiciens, que l'Orchestre de Paris interprète ce soir avec une grande nervosité, un expressionnisme brut qui rappelle celui que peut procurer l’effectif original. 

Car Klaus Mäkelä ne se borne pas ici à une lecture exclusivement analytique, il ouvre grand les vannes de la narration : chaque cellule est caractérisée, chargée d’intentions, chaque phrase, vibrant de l’intérieur, grouille de vie et finit par animer le récit tout entier. C’est à peine si, par moments, ce ne sont pas les forêts d’une certaine Symphonie alpestre que l’on entend trembler. Après tout, pourquoi pas : à mi-chemin entre musique pure et musique à programme, la Nuit transfigurée peut bien s’accommoder de l’une ou l’autre option, pourvu que le choix soit assumé. Ce qui se gagne en expressivité et en description se perdra en revanche en climat et en suggestivité, en lumière diffuse, en vibration atmosphérique : n’oublions pas que c’est la lune qui illumine cette partition en clair-obscur…

C’est cette même lumière crue qui, après l’entracte, éclaire le premier mouvement de la Quatrième Symphonie de Gustav Mahler ; pour autant, on n’y voit là pas très clair. Succombant à une certaine facilité, le chef saucissonne le discours en un pêle-mêle d’épisodes mal assemblés, assez poseur et maniéré. On est, ici encore, loin de la suggestion. Où est passé l’esprit viennois ? De cette mosaïque d’éclats proposée par Mäkelä peine à émerger une forme, un motif général à même de bâtir le discours – qui paraît alors d’autant plus déconstruit que le tempo adopté est d’une grande apathie. Pourquoi faire grimacer la musique quand l’essence de ce mouvement vient au contraire du naturel, de la simplicité d’un langage renouvelé chez ce Mahler néo-classique ? Résultat : le premier mouvement, trop artificiel, coupe l’herbe sous le pied du suivant et laisse à l’auditeur la désagréable impression d’enchaîner deux scherzos.

Heureusement, le véritable Scherzo trouve ce grinçant, ce juste équilibre entre l’esprit de la danse et de la mort, ce caractère diablotin plus espiègle que macabre dans la Quatrième : à l’instar des chimères ornant les gargouilles gothiques, le premier violon, muni d’un instrument désaccordé, use de sa plus mordante ironie pour tirer la langue au public. Avec quel sens de la rupture les musiciens abordent alors le Poco Adagio suivant ! Après les gargouilles, ce sont plutôt les spectres de gisants qui émergent de ces cordes tendues à l’horizontale ; c’est la pierre, dans ce qu’elle a de plus sévère, qui infuse la matière. Se refusant à la moindre effusion, au moindre lyrisme superflu, le chef écarte toute forme de tendresse et de cantabile au profit d’une austérité digne des paysages désolés d’un Sibelius. À rebours de tout sentimentalisme terrestre, le chef parvient à créer ici une véritable atmosphère, d’un froid sidéral certes, mais qui se révèle aussi pétrifiante que fascinante.

Ce parti pris osé fonctionne d’autant mieux qu’il est suivi de la chaleur réconfortante du finale (et on en a bien besoin), porté aux nues par une Christiane Karg un peu théâtrale mais drapée avec soin par l’étoffe discrète des musiciens. Timbrée sur l’ensemble de sa tessiture, la soprano façonne le verbe et la ligne vocale avec une conviction dénuée de préciosité. Et les plaisirs célestes sont énumérés avec une délicatesse maternelle qui nous ferait presque oublier cette mélancolie qui, par moments, semblera voiler légèrement les chatoiements solaires qu’elle propage.

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