Tant pis pour les sièges qui couinent si continûment qu'ils peuvent gâcher plus sûrement un récital que quelques toux éparses, mais direction Salle Cortot : Vadym Kholodenko y clôture la saison 2023-24 des Nuits du piano imaginées dans le but revendiqué et respecté de « présenter des artistes de stature internationale trop peu présents sur les grandes scènes françaises. » Patrice Moracchini, organisateur de cette série, nous accueille avec un large sourire : « Je peux vous donner une très bonne nouvelle : les fauteuils vont être refaits. C'est certain maintenant. » Ce serait extraordinaire, car l'acoustique de cette salle est bien « le Stradivarius » vanté par Alfred Cortot qui fut le fondateur et le directeur de l'École normale dont cet écrin a vu passer quelques-uns des plus grands musiciens du XXe siècle.
Vadym Kholodenko glisse de son pas souple jusqu'au piano. Son corps, ses bras, ses épaules, son dos disent le son qui va sortir du Steinway. De fait, dans la Suite en si bémol majeur de Haendel, la musique émerge en un continuum sonore harmoniquement saturé comme l'est le son du clavecin quand les accords y sont arpégés. L'effet est d'autant plus surprenant que la Salle Cortot est large et très peu profonde, de sorte que l'on est enveloppé dans un son qui vient de partout. La moindre nuance, la plus infime articulation, le changement de pédale le plus léger prennent ici tout leur sens, et quand la mélodie se fait jour, Kholodenko ne l'isole pas trop ; il pense ligne de chant en n'oubliant pas que Haendel est le père du bel canto.
Il aurait pu en revanche, dans cette acoustique, jouer avec moins de pédale le fameux thème que Brahms utilisera en incipit dans ses célèbres Variations et fugue sur un thème de Haendel. Mais bon, ce jeu est si beau, si oublieux de lui-même, si modeste en un sens, que cette réserve doit être prise pour ce qu'elle est : une remarque en passant. Vient la Sonate en do dièse mineur Hob. XVI:36 de Haydn. Ce n'est plus le même instrument : il est boisé, rond, charnu et le jeu du pianiste se fait plus sensuel et chantant, plus méditatif que haydnien au sens habituel du terme. La sonate y perd en surprises et vivacité ce qu'elle gagne en densité et songe. Ce piano est expressif mais fuit la sentimentalité et le pittoresque.

La Sonate op. 90 de Beethoven ? Le Steinway double de volume, ses basses deviennent puissantes et ses aigus brillants, mais toujours chantants : la technique, ce n'est pas jouer plus vite que son ombre, c'est plier le piano à son imaginaire. Celui de Kholodenko est moins péremptoire qu'interrogateur et il rend idéalement compte des ruptures, des oppositions de dynamiques, des articulations, des « incertitudes » apparentes d'un compositeur entre deux mondes, encore haydnien et même baroque par l'utilisation de petites incises motiviques et déjà plongé dans le grand rêve du romantisme. Le calme profond de Kholodenko, cette façon de « faire du surplace » tout en avançant sont admirables et ne ressemblent à rien de connu mais très bien à cet Opus 90 en deux mouvements.
Passons sur les Bagatelles op. 1 de Valentin Silvestrov, si jolies que si Sofiane Pamart les jouait, son public adorerait. Et même sur Traced Overhead op. 15, une œuvre de jeunesse de Thomas Adès qui fleure bon son Messiaen et que Kholodenko recrée avec une science pianistique qui leur rend une justice qu'un musicien moins accompli que le jeune Ukrainien ne leur rendrait pas.
Viennent Après une lecture du Dante et la Tarentelle de Venezia e Napoli tirés de la Deuxième Année de pèlerinage de Liszt. Kholodenko les enchaîne sans pause et nous voici embarrassé, ballotté entre une admiration éperdue pour un jeu pianistiquement si souverain qu'on se dit que personne au monde ne maîtrise aussi bien tous les possibles du piano que lui (on sait bien qu'il y en a d'autres, mais dans l'instant, c'est ce que l'on se dit), et le désarroi de ne pas comprendre où le musicien veut en venir tant il broie du noir jusque dans la Tarentelle qui évoque moins Venise et Naples que les fureurs du Vésuve ensevelissant Pompéi. Et l'on se remémore Maria Yudina répondant à Richter interloqué qui lui faisait remarquer qu'elle venait de jouer le Clavier bien tempéré en martelant son clavier sans pitié : « Mais Sviatoslav Teofilovitch, c'est la guerre ! »