À la suite de la récente parution de leur enregistrement du Winterreise (NoMadMusic), le ténor Cyrille Dubois et la pianiste Anne Le Bozec donnaient à entendre en récital le chef-d’œuvre de Schubert ce mercredi 13 décembre à l’Espace Culturel et Universitaire Juif d’Europe (ECUJE), dans le cadre du tout nouveau programme « Classique à l’ECUJE ». Si la salle, basse de plafond et de dimensions modestes, ne semble pas a priori particulièrement adaptée aux concerts classiques, on est plutôt agréablement surpris. Qui plus est, les organisateurs ont eu l’heureuse idée de plonger l’auditoire dans une obscurité éclairée par des bougies, créant ainsi une atmosphère propice à vivre pleinement ce moment singulier.

Anne Le Bozec et Cyrille Dubois à l'ECUJE © Pacôme Sadek / ECUJE
Anne Le Bozec et Cyrille Dubois à l'ECUJE
© Pacôme Sadek / ECUJE

Le Voyage d’hiver est un cycle mythique dont la richesse musicale et symbolique a inspiré bien des chanteurs et nourri une abondante discographie, largement dominée par les barytons et les basses. Quelques ténors, cependant, ont laissé leur empreinte sur ce chemin initiatique, tel notamment Ian Bostridge, qui lui a d’ailleurs consacré un ouvrage passionnant (Le Voyage d'hiver de Schubert : Anatomie d'une obsession, Actes Sud). Cyrille Dubois, quant à lui, s’est livré à une exploration captivante, habitée, et pour tout dire bouleversante, de ces vingt-quatre paysages musicaux, dont il restitue avec un raffinement extrême toute la beauté et la complexité.

Pour certains, le Winterreise est un cheminement résigné vers la mort ; pour d’autres, un combat désespéré. Pour Cyrille Dubois et Anne Le Bozec, c’est autre chose. Le voyage semble avoir déjà eu lieu, avec ses épreuves, ses souvenirs attendris, ses sursauts et son renoncement final. Tout a été vécu, assimilé, y compris la mort au bout du chemin. Aussi a-t-on l’impression que ce n’est pas le Wanderer qui raconte, mais son âme, son fantôme. Un fantôme nimbé d’une lumière dont il module la couleur et l’intensité au gré des émotions et des paysages. Un fantôme qui trouve en Cyrille Dubois et sa voix lumineuse une incarnation idéale. Tout au long des vingt-quatre lieder, le timbre du ténor rayonne sur l’ensemble de la tessiture, éclairant sans jamais aveugler, au moyen d’une incroyable palette de couleurs et de nuances. Quant aux textes de Wilhelm Müller, ils sont dits et articulés avec infiniment de soin et d’élégance. Et pour restituer l’atmosphère propre à chaque lied et peindre des paysages à la fois physiques et intérieurs, la complicité quasi osmotique de Cyrille Dubois et Anne Le Bozec fait merveille ; il existe entre le ténor, la pianiste et l'œuvre une indiscutable intimité, qui s’exprime jusque dans les variations de tempo. La tension émotionnelle ne faiblit jamais, pour atteindre son paroxysme dans la dernière mélodie.

Loin de tout pathos, violence ou désespoir, le récit est empreint de la sérénité de celui qui semble, dans une certaine mesure, avoir trouvé la paix. C’est ainsi que, avec les premières notes de Gute Nacht, on entre dans la nuit et le froid d’un pas décidé, sans tristesse ni appréhension ; le départ est évoqué avec une nostalgie contenue. Mais, malgré l’apparente plénitude, les sentiments refont surface et la souffrance n'est pas abolie. L’évocation des peines et des épreuves est encore cruelle. Alors la lumière – chaude ou froide – se fait plus vive, mais l’énergie est toujours contenue en-deçà de l’effusion. Ainsi, « Was fragen sie nach meinem Schmerzen » (Die Wetterfahne) évoque-t-il davantage le souvenir d’une colère qu’une irruption spontanée. De même, Gefrorne Tränen donne l’impression que les larmes ont depuis longtemps séché, et seule une phrase – « Als wolltet ihr zerschmelzen / Des ganzen Winters Eis » – irradie, portée presque jusqu’à l'incandescence.

Les moments de bonheur (Der Lindenbaum) ou d’espoir fugace (Frühlingstraum) sont rendus avec grâce et délicatesse. Dans Irrlicht, où l’étrangeté imprègne chaque note, chaque mot, apparaît clairement la nature fantomatique du narrateur. À la fin du voyage, les tempos se font plus lents à mesure que se fait plus douloureuse la réminiscence des ultimes pas vers la mort, et la lumière décroît, paisiblement, mais non sans quelques soubresauts. Jusqu’à la rencontre avec le joueur de vielle (Der Leiermann) qui, semblant émise depuis l’au-delà, clôt le cycle de façon particulièrement poignante.

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