Destination finale de la tournée européenne des Wiener Philharmoniker, le Théâtre des Champs-Élysées accueille ce soir l'illustre phalange avec à sa tête, pour la seconde fois en moins de six mois, Jakub Hrůša. Entretemps le jeune chef tchèque a dirigé l’Orchestre philharmonique de Radio France. Le programme de la soirée est beaucoup plus classique que la dernière fois : deux monuments du répertoire romantique d’Europe centrale, dans lesquels les Wiener Philharmoniker et leur chef bohémien ne devraient pas avoir trop de mal à faire des étincelles. On ne sera pas déçu… au moins dans la seconde partie.

Jakub Hrůša dirige les Wiener Philharmoniker au TCE © Cyprien Tollet / TCE
Jakub Hrůša dirige les Wiener Philharmoniker au TCE
© Cyprien Tollet / TCE

On n’a encore jamais entendu en concert un pianiste, Igor Levit, qui, déjà à 35 ans, est entouré d’une légende, dont les disques ont tour à tour fasciné ou agacé la critique, en tout cas n'ont laissé personne indifférent : Bach, Beethoven sont les piliers de son répertoire. Qu'en sera-t-il de Brahms et de son Second Concerto que même les interprètes les plus chevronnés – du moins ceux qui le jouent – décrivent comme « athlétique », exigeant une endurance technique et mentale hors pair ?

Première surprise – et ce ne sera pas la dernière ! – avec le premier thème arpégé qui sourd des tréfonds du piano, en écho au solo de cor qui ouvre le concerto. Le soliste installe normalement le décor de ce qu’il va faire de cette grande œuvre (50 minutes !). Ici, on doit tendre l’oreille pour capter l’entrée d’Igor Levit, qui semble défier la tradition de monumentalité qui s’attache à l’interprétation de cette partition. Le déséquilibre avec l’orchestre brahmsien ira grandissant, surtout dans un premier mouvement où la timidité, voire la préciosité d’un clavier bien pauvre en couleurs est vite submergée malgré l’attention du chef pour son soliste. Le deuxième mouvement est de la même eau : Igor Levit a-t-il si peu de son qu’il ne parvienne jamais à dépasser la nuance mezzo piano ?

L’élégiaque troisième mouvement convient mieux au parti pris d’Igor Levit, encore qu’il souffre d’un séquençage, d’un morcellement du discours qui semblent bien artificiels. Il faut attendre l’Allegretto grazioso du finale et ses contretemps tziganes pour voir le soliste sortir de sa torpeur et faire sonner son clavier, non sans quelques menus accrocs techniques et de mémoire. Mais Igor Levit est une star et il est donc follement applaudi : il joue son bis fétiche, l’Adagio de la Sonate n° 8 « Pathétique » de Beethoven. Il y est à son affaire !

La seconde partie va heureusement gommer les déceptions de la première et combler nos attentes. Dans la Huitième Symphonie de Dvořák, Jakub Hrůša exalte avec un plaisir non dissimulé la richesse, la sensualité de cette pâte orchestrale unique au monde, celle des Wiener Philharmoniker. Qu’il est bon d’entendre ces pupitres de cordes charnus, ces bois agrestes, ces cors si savoureusement sylvestres, surtout dans le dernier mouvement où ils peuvent rugir à souhait !

Jakub Hrůša va surtout renouveler notre écoute d’une œuvre si souvent entendue au disque comme au concert sous les plus illustres baguettes, s’autorisant même des libertés que permet la complicité manifeste qu’il a nouée avec les Viennois. Le scherzo langoureux du troisième mouvement en est la parfaite illustration, quand vient la reprise du thème initial, comme une valse lente sortie d’un rêve d’enfance.

L’inspiration thématique, la facture même de l’œuvre de manière générale – les quatre mouvements de la symphonie sont comme autant de poèmes symphoniques enchaînés, à l’instar du cycle Ma patrie de Smetana – en exaltent le côté pastoral, champêtre même. Dvořák brosse à fresque et, à l’instar d’un Kubelik jadis, Jakub Hrůša ouvre l’horizon, nous épate à la fois par la densité de son propos, la prodigieuse liberté de sa battue et la formidable cohésion qu'il obtient d'un orchestre qu’on a rarement vu aussi rayonnant que ce soir.

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