Il est certains concerts dont on ressort le cœur léger, épanouis, certains concerts qui font un bien fou, qui sonnent tout à la fois comme une évidence et une nécessité, et dont on peut facilement imaginer qu’ils feront éclore des vocations, du moins un irréductible sentiment amoureux envers la musique. C’est cela que l’on ressent en ce vendredi 7 septembre à la Philharmonie, concert de rentrée pour beaucoup, et qui nous donne à entendre un trio de très haut vol dans trois chef-d’œuvres du répertoire : les trios de Johannes Brahms avec Yo-Yo Ma, Emanuel Ax et Leonidas Kavakos.

Par le passé, certains concerts-événements parisiens réunissant des stars en musique de chambre ont pu décevoir, manquant d'homogénéité, de puissance collective. Nul doute à avoir cependant en ce vendredi soir où l’on se rend compte très vite de l’exigence et de l’écoute exceptionnelles qui règnent entre nos trois musiciens. Yo-Yo Ma et Emanuel Ax, qui jouent ensemble depuis plus de 45 ans, se connaissent par cœur. Avec ses sourires bienveillants et ses longs regards malicieux envers les deux autres musiciens tout au long du concert, Yo-Yo Ma semble être le maître d’œuvre qui non seulement tisse une réelle symbiose, une connivence naturelle avec ses partenaires, mais aussi leur communique le plaisir de jouer ensemble dans une complicité partagée. Sur ses partenaires tout autant que sur l’audience il irradie un bonheur authentique, tangible et si précieux.

Du côté musical, nos musiciens ne sont nullement de ces bravaches qui font de chaque note un théâtre d’outrance et d’emphase. L’affectation n’est jamais feinte et leur discours, admirablement sensible à la construction des œuvres, à l’équilibre et à la cohérence interne, respire d’une intelligence musicale qui pourrait être qualifiée d’inductive : un flux concentré se développant de lui-même, s’éteignant ou s’étayant naturellement, se démultipliant sans que nul élément extérieur n’attente à son intégrité. Un tel parti pris allié à l’inspiration remarquable des musiciens confère ici une puissance étonnante à toute participation psychologique : une construction plus artificielle du discours rendrait moins prégnant tel contraste, tel crescendo. Ce soir, ce ne sont pas des branches qui craquent mais des arbres entiers qui sont déracinés et la terre qui tremble.

Emanuel Ax distille un jeu tout empreint d’une délicatesse, d’un atticisme très juste qui évolue loin des côtés plus massifs de nombre de ses confrères dans ces pages de Brahms, et qui se veut l’apanage du grand chambriste : en maître de l’équilibre, afin de laisser chanter ses confrères quand il le faut, il sait se mettre en retrait tout en apportant de la couleur, tout en imprimant une texture. Il excelle par exemple dans les sons perlés qu’il égraine délicieusement comme dans le frétillant « Scherzo » du Trio n° 2.

Leonidas Kavakos est le nouveau venu de ce trio mais il semble absolument sur la même longueur d’onde que ses partenaires grâce à une attention de tout instant et une intelligence vive des phrasés. Son violon lumineux incarne toute l’ambivalence entre la passion potentiellement éruptive et la tendresse des mélodies qui enlacent le violoncelle sensuel de Yo-Yo Ma. Violoncelle d’une clarté à toute épreuve, d’un superbe velouté dans les médiums, d’une justesse de vibrato et de dynamiques, violoncelle qui embrasse la totalité, qui semble en constante ascension. Une large plénitude investit le Trio n° 2, plénitude bienveillante puis d’une noblesse grave dans le magnifique « Andante con moto », avant de se métamorphoser dans le « Scherzo » frémissant et malicieux. Les syncopes et les contrastes sont légions dans le Trio n° 3 qui incarne la puissance fière et sensible sous laquelle une étonnante tendresse affleure. Saluons ici la fluidité des ondulations et des invectives du « Presto » ainsi que la qualité de l’alternance des pizzicati qui le traversent. Enfin, le « Scherzo » du Trio n° 1 est tout simplement jouissif avec son énergie frémissante, et l’ « Adagio » bouleversant par son statisme grave et recueilli. La concision de cette version révisée par Brahms en 1889 canalise l’énergie au faîte de son expression. Le Notturno de Schubert que les musiciens ont la générosité de nous offrir en bis est un modèle de délicatesse et de respiration commune.

De ce concert l’on ressort comme après un voyage initiateur, le sourire aux lèvres et tout emplis d’un plaisir indescriptible, de l’impression d’avoir grandi, de s’être élevé. Bravo et merci !

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