On a souvent vu un pianiste ou un violoniste, dans le répertoire classique, diriger l’orchestre de son instrument, mais on n’avait encore jamais vu un chef-soliste tournant le dos à l’orchestre. C'est pourtant bien ce que fait Klaus Mäkelä, prenant place au violoncelle devant « son » Orchestre philharmonique d'Oslo au côté du violoniste suédois Daniel Lozakovich pour le Double Concerto de Brahms. La performance n’en sera que plus spectaculaire. Certes, le jeune chef si occupé à Oslo et à Paris, bientôt à Amsterdam et Chicago, n’a sans doute plus le temps de travailler son violoncelle autant qu’un soliste à plein temps peut le faire. D’où l’impression d’une retenue, d’une prudence, d’un certain manque de projection du son, qui induisent de la part de son partenaire violoniste une attitude similaire.

Pourtant cette modestie, obligée, assumée, des deux solistes, si elle a pu décontenancer ceux qui attendaient un match au sommet, nous aura permis d’entendre une œuvre enfin débarrassée des couleurs crépusculaires dont trop d’interprètes la parent au motif que c’est la dernière œuvre symphonique de Brahms, jouant au contraire la carte de l'effervescence juvénile, joyeuse. L'Allegro initial contredit la tonalité de la mineur par sa fluidité, son irrésistible propulsion, tandis que l'Andante qui suit n'est que pure tendresse, dialogue élégiaque entre les deux solistes, sur une ample mélodie si typiquement brahmsienne. On n'en voudra pas aux interprètes d'oublier le « ma non troppo » et de ne retenir que le « vivace » du dernier mouvement, tant leur bonheur de jeu est contagieux.
Daniel Lozakovich confirme pour sa part, concert après concert, tout ce qu'on a déjà écrit de lui : à 23 ans, il a gagné en maturité et en liberté sans rien perdre de la perfection technique, de la hauteur d'inspiration qui sont sa marque depuis ses premiers pas au disque et au concert.
Les applaudissements nourris iront aussi à cet orchestre, si différent de texture sonore des Parisiens que l'on a l'habitude d'entendre avec Klaus Mäkelä dans cette grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie. Dût-on jouer le cliché à fond, Oslo a comme ses confrères de Suède ou de Finlande cette verdeur, cette rusticité qui évoque les paysages de forêts et de lacs immémoriaux chers à Grieg ou Sibelius, et qu'on apprécie tant chez les grandes phalanges nordiques. Et en même temps une cohésion prodigieuse, compacte comme un pack de rugby qui confère à l'ensemble une puissance de projection assez exceptionnelle.
Cette première partie laissait bien augurer de ce que le chef allait faire de la Première Symphonie de Brahms, pilier du grand répertoire romantique, sans doute la plus complexe des quatre symphonies. Klaus Mäkelä conjugue plus que jamais une maîtrise impressionnante de l'architecture d'une œuvre longue (près de cinquante minutes), dont les premier et quatrième mouvements sont particulièrement développés, et une souplesse agogique qui restitue les aspects rhapsodiques de ce monument symphonique.
Le chef empoigne sans trembler la montée chromatique qui ouvre la symphonie, scandée par les timbales de Christopher Lane, et propulse l'Allegro qui suit avec une sorte de fièvre qui ne retombera pas avec la reprise du premier thème. L'Andante sostenuto ne s'alanguit pas, prend une allure pastorale soulignée par des bois de toute beauté. Mäkelä donne au troisième mouvement Allegretto e grazioso une légèreté joyeuse à laquelle le sombre ut mineur des cordes graves qui ouvre le dernier mouvement va opposer un contraste saisissant. Cette séquence tourmentée débouche sur la magnifique mélodie de cor qui illuminera toute la fin de la symphonie. À chaque fois qu'on entend ce passage, on ne peut s'empêcher de penser à cette carte postale envoyée par Brahms à l'élue de son cœur, Clara Schumann, alors qu'il était en vacances sur les pentes du Rigi près de Lucerne, où il avait noté précisément l'appel du cor des Alpes dont l'écho se multipliait dans les montagnes environnantes. Mäkelä exalte la majesté rayonnante comme l'inexorable tension de ce finale.