Un château magnifique, un quatuor sublime, un concept ingénieux, un directeur artistique inspiré : la première édition des Rencontres Clés à Augerville (dans le Loiret) avait tout pour réussir, mais il lui a manqué… Le public ! Le deuxième week-end de ce festival itinérant (Valenciennes en mars, Augerville en mai, Gémenos en octobre) n’a pu offrir ses concerts exceptionnels qu’à un petit nombre d’heureux privilégiés. L’idée de David Grimal était pourtant judicieuse : rendre inclusifs des lieux par essence exclusifs (les concerts sont donnés dans des hôtels de luxe) en y attirant un public local, scolaire ou éloigné de la culture ; y faire se rencontrer la gastronomie et les produits du terroir (les arts de vivre) avec la musique classique (les arts vivants) ; et enfin créer des rencontres entre artistes et public dans un esprit bon enfant. Mais il n’est pas facile de se faire une place dans le monde bien rempli des festivals, et seuls quelques dizaines de spectateurs chanceux – ainsi que les écoliers des environs – avaient entendu parler du deuxième week-end du festival, autour du thème des « Années folles ».
Quel privilège pourtant d’assister à pareils concerts dans un lieu aussi enchanteur ! Si l’on ne peut pousser les portes du Château d’Augerville lui-même (une vaste maison de maître dont les origines remontent au XIIe siècle !) que pour tester son restaurant gastronomique, on s’installe volontiers dans l’une de ses dépendances plus modernes, avec vue sur les sous-bois des alentours, pour les moments musicaux. Le samedi soir, la Sonate pour violoncelle et piano de Debussy et la Sonate pour violon et violoncelle de Ravel se trouvent confrontées au monumental Quintette de Franck – tissant un lien entre Belle Époque et « Années folles ». C’est entre autres l’occasion d’admirer un Yan Levionnois dans une forme olympique : d’abord dans un Debussy limpide, où chaque attaque du violoncelle sonne comme une consonne, chaque pizzicato comme une provocation espiègle, chaque thème comme une sérénade exaltée – derrière lui, le piano de Marie-Josèphe Jude, forcément un peu en retrait, se veut plus naturel, soulignant la fluidité des arpèges. Puis dans un Ravel électrique, où les attaques nettes et pures de son violoncelle répondent aux prises de parole déclamées et vibrantes de David Grimal : loin d’être incongru, le mariage de ces jeux si différents conduit en fait à une véritable surenchère dans les effets théâtraux et les contrastes comiques (en particulier dans le deuxième mouvement, Très vif).
Yan Levionnois se produisait enfin, au sein du Quatuor Hermès, dans un Quintette de Franck époustouflant, véritable leçon de musique de chambre. Si le pianiste Charles Heisser n’est pas vraiment convaincant dans les traits virtuoses que l’œuvre exige du pianiste – il faut dire que l’acoustique de la salle noie une partie des notes du piano –, il soutient efficacement le quatuor et construit habilement ses progressions dynamiques. Mais ce sont surtout les Hermès qui forcent l’admiration : si chacun des solos donne à entendre une personnalité bien distincte – de l’exaltation d’Elise Liu au recueillement d’Omer Bouchez, de l’élégance de Lou Chang à l’assurance de Yan Levionnois – les individualités disparaissent dans des tuttis incroyablement homogènes. S’appuyant sur un travail d’archet impressionnant, les quatre instrumentistes trouvent exactement les mêmes attaques, apportent au son le même soutien, et parviennent ainsi à ciseler des accompagnements délicats, comme à jubiler dans des fortissimos paroxystiques qui font trembler le spectateur.
On a juste le temps de reposer ses oreilles dans l’immense parc du château, transformé en golf, avant de retrouver les quatre instrumentistes, le lendemain matin, dans un Quatuor de Ravel tout aussi parfaitement mené. La richesse de l’écriture semble avoir fait l’objet d’un véritable travail de découpage et d’analyse des plans sonores, afin de mettre en relief chaque intervention de manière optimale. Le résultat est un quatuor d’une clarté éblouissante, où l’évidence de la construction permet d’oser un rubato audacieux, mais aussi des montées en puissance fulgurantes qui atteignent des niveaux sonores presque insupportables pour le spectateur. Heureusement, en guise de répit, les musiciens offrent également des moments suspendus dans le Très lent, où le premier violon se fait flûte, le violoncelle orgue, achevant d’égarer l’auditeur dans l’univers sonore de Ravel.
Le concert se conclut sur le massif Concert pour violon, piano et quatuor à cordes de Chausson. Si le caractère imposant de l’œuvre pouvait faire craindre l’indigestion, David Grimal, Marie-Josèphe Jude et les Hermès parviennent à éviter cet écueil en jouant sur les distinctions de timbres et les contrastes de nuances. Le violon de David Grimal, très brillant, se détache du quatuor, qui sait tantôt se placer légèrement en retrait pour laisser ressortir le soliste, tantôt se transformer en quatre individualités à même de défendre un thème seules ; mais aussi du piano de Marie-Josèphe Jude qui privilégie avant tout la netteté de l’articulation et donne ainsi aux mouvements les plus lourds un peu de légèreté. Quant aux nuances soignées, elles permettent de faire monter la tension progressivement et de donner au long Final l’aspect d’un mouvement inexorable. Impossible de ne pas se laisser prendre par l’enthousiasme qui habite les six musiciens lorsqu’ils défendent cette grande œuvre, qu’ils ont minutieusement construite en un vaste crescendo dramatique ! D’autant que leur envie de partager leur passion avec le public, peu nombreux mais chaleureux, dans les moments festifs d’après-concert en plein air, est manifestement sincère… On ne peut donc que souhaiter à des spectateurs plus nombreux de se joindre à ce grand élan musical et joyeux d’ici au prochain week-end du festival, du 21 au 23 octobre à Gémenos (Bouches-du-Rhône).
Le voyage de Clara a été pris en charge par Les Rencontres Clés.