Errance et obscurité, neige et larmes, dépression et route vers la mort, à peine quelques mesures de joie, de rares lueurs d’espoir : la Winterreise de Schubert n’est pas un cycle facile. Ni pour l’interprète, qui doit créer une tension quasi insoutenable mais durable entre les vingt-quatre numéros qui la composent, ni pour le public, qui respire à chaque maigre petit bout de gaîté qui puisse percer. Et pourtant : les soixante-quinze minutes passées en compagnie d’Ian Bostridge et de son accompagnateur Julius Drake sont un régal, que le public lyonnais goûte même sans entracte, ni surtitrage en français.

Ce mois d’avril a décidément plus d’un récital passionnant dans son chapeau à l’Opéra de Lyon : le ténor (Bostridge) chasse le soprano (Dessay), avec encore plus de Schubert que pour le récital mi-allemand, mi-français de la semaine dernière. Ian Bostridge fait un tout autre choix : là où le soprano cultive l’expressivité par la flexibilité du timbre, Bostridge ne fait aucune concession quant à l’idée de la « belle voix », dont il est si manifestement doué. L’interprétation passe chez lui uniquement par le texte, le rythme, les accents.

Gute Nacht campe l’ethos du chanteur dans le premier cahier de la Winterreise. Si ce n’est un poète, c’est un chanteur maudit qui se tord souvent de douleur de toute la longueur de son corps dans un legato sostenuto. Comme des larmes, de beaux graves tombent dans Gefrorene Tränen. Mais Ian Bostridge a un peu de mal à rentrer dans la justesse des tonalités en dièse (Der Lindenbaum ou Wasserflut), et étrangement, cette voix de ténor manque très occasionnellement de sûreté d’intonation dans les grands intervalles ascendants – alors qu’elle a la facilité de tout faire et de charmer par sa suavité naturelle. Si vous n’avez jamais encore entendu ses magnifiques aigus, doux et caractérisés par ce vibrato qui ressemble à un vortex et vous aspire, imaginez Antony and the Johnsons en classique, c’est exactement cela.

Le soliste a le don de transformer une belle journée de printemps lyonnais en paysage hivernal d’Europe centrale, hanté par les signes précurseurs de la mort, de façon absolument crédible. Son allemand est clair, et quoiqu’on puisse récriminer contre quelques petits détails phonétiques perfectibles – un ge- trop proche du é français, alors que la syllabe initiale des participes est atone et génère un e central, quelques liaisons intempestives –, on vibre par et avec le texte de Wilhelm Müller. Nous ravissant le Dernier Espoir (Letzte Hoffnung) avec son excellente interprétation, le soliste emprunte avec le poète cette « route sur laquelle personne ne revient sur ses pas », faisant ses adieux avec la figure du vieillard extravagant, le joueur de la vielle à roue, un Leierkastenmann qui vous coupe le souffle.

Si le soliste peut nous présenter cette qualité vocale et interprétative, c’est qu’il a un pianiste qui adhère en finesse aux lectures des textes. Julius Drake sait frapper la Girouette de justes rafales, dégage tant de dialogues séduisants entre main gauche et main droite, fait ruisseler ce ruisseau si typique du lied schubertien, maîtrise les chevaux fougueux de la Malle-Poste, fait danser le Feu follet et souligne la verticalité du bâton du Wanderer sur son dernier voyage.

Les pérégrinations obstinées avec une œuvre aussi fascinante qu’exténuante, cet intérêt durable – son expérience scénique de trente ans ! – qu’Ian Bostridge témoigne à la Winterreise aboutissent à une magnifique maturité du propos. Et, on le sent, il y a ici une relation obsessionnelle. Celui qui est aussi un historien de renom (avec une thèse sur la sorcellerie à l’âge classique) vient de publier en anglais un ouvrage qui va probablement bientôt devenir en français « Le Voyage d’Hiver de Schubert : anatomie d’une obsession ». Bostridge est tombé dans ce Schubert à l’âge de douze ou treize ans… il n’en est pas encore sorti, et ne le sera probablement jamais.

****1