Pour terminer sa saison de concerts, l’Auditorium du Musée d’Orsay, en partenariat avec la Fondation Royaumont, a invité Ian Bostridge pour une série de masterclasses, ainsi qu’un récital dédié à Schubert et Britten, où le ténor est accompagné au piano par son complice Julius Drake. Sous le titre The Ceremony of Innocence, Ian Bostridge a imaginé un dialogue entre Schubert et Britten, deux de ses compositeurs favoris : ainsi, au premier cahier de la Winterreise, viennent répondre deux cycles de mélodies de Britten : Sechs Hölderlin Fragmente (sur des vers de Friedrich Hölderlin) et Winter Words (sur des poèmes de Thomas Hardy). Au voyage solitaire de Schubert vers la désolation glacée de la mort, les mélodies de Britten répondent en décrivant le renoncement, la fatalité, mais aussi la beauté de la vie.

Avec un tel programme, Ian Bostridge est au cœur de sa zone de confort – et d’excellence – et pourtant, il parvient à aborder ce répertoire sous un angle singulier et particulièrement actuel. À cet égard, le choix du titre – The Ceremony of Innocence – est loin d’être… innocent. Il fait référence au vers du poète irlandais W.B. Yeats « The ceremony of innocence is drowned », glissé par Myfanwy Piper dans le livret de The Turn of the Screw. Extrait du poème The Second Coming, il invite, face aux tourments de l’âme et du monde, à ne pas céder à la fatalité, mais au contraire, à croire profondément que la destruction et la mort n’auront pas le dernier mot. Et c’est cette pensée positive qui anime et sous-tend toute l’interprétation de ce récital.

Ian Bostridge connaît si bien, si intimement la Winterreise qu’il lui a consacré un ouvrage passionnant – Schubert’s Winter Journey, Anatomy of an Obsession. En fin lettré, il y livre ses réflexions sur cette œuvre majeure dont il analyse l’influence sur de nombreux artistes, tels Samuel Beckett, Thomas Mann, et bien sûr, Benjamin Britten. Les premiers pas du voyageur dans la nuit glacée sont presque désinvoltes, comme s’il ne croyait pas au caractère définitif de la rupture amoureuse. Les notes de Julius Drake ont beau insister sur le drame, la nuit, le froid, le chant de Ian Bostridge demeure presque léger, comme étranger à la gravité de la situation. Mais dès le deuxième lied – « Die Wetterfahne » (la girouette), le ton change, et le combat s’engage. À la rage du pianiste répond la violence du chanteur : les aigus sont à la fois ronds et tranchants, témoins de sa détermination à ne pas céder au vent mauvais. Contrairement aux interprétations plus classiques, il s’agit moins de blâmer celle qui a trahi que de lutter physiquement contre l’adversité. Ainsi, à l’énergie de sa voix, Ian Bostridge superpose une gestuelle fort éloquente : contre les accords cinglants de Julius Drake, appuyé sur le piano, il se grandit, se projette en avant, allant parfois jusqu’à se contorsionner. Et il en est ainsi tout au long des douze mélodies qui, sans nier la continuité de la progression, sont traitées en tant que scènes indépendantes. Les moments de répit sont de courte durée : dans Der Lindenbaum et Frühlingstraum, la voix se pose, mais l’engagement ne faiblit pas. Chaque mot est remarquablement prononcé et articulé, chaque intention est clairement rendue.

On eût aimé entendre les douze autres lieder, mais la seconde partie du récital fait bien vite oublier ce petit regret. La parenté est évidente entre les Sechs Hölderlin Fragmente et la Winterreise – que le compositeur britannique et son compagnon le ténor Peter Pears chérissaient et ont souvent donnée en concert : même langue, mêmes thèmes, même économie de moyens, même valeur des silences pour ces deux cycles que cent trente et un ans séparent. Le dialogue entre le chanteur et le pianiste y est toutefois moins violent, voire apaisé, comme dans le sixième lied « Die Linien des Lebens ». Au jeu minéral par lequel Julius Drake enferme le Voyage d’Hiver dans un gris dont il explore toutes les nuances, succède une exécution beaucoup plus organique et colorée. Ceci s’avère encore plus évident dans les Winter Words, où Ian Bostridge retrouve sa langue maternelle. La dernière mélodie, « Before Life and After » d’une beauté poignante, se lamente sur la disparition de l’ignorance – et donc de l’innocence – originelle ; elle se conclut sur cinq « How long ? » (Combien de temps ?) dans lesquels Ian Bostridge projette sa voix et tout son être d’une façon absolument bouleversante.

Pour terminer la soirée sur une note plus légère, c’est « Quand j’étais chez mon père » une des chansons populaires françaises arrangées par Britten, que Ian Bostridge offre en bis et chante avec une jubilation communicative.

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