Quarante-cinq minutes dans la nuit sous deux degrés… Le concert n’a pas encore commencé qu’on a déjà réalisé pour y assister son propre voyage d’hiver ! Le velours rouge des sièges, les dorures de l'Athénée Théâtre Louis-Jouvet et son chauffage réconfortent le spectateur, avant que ce dernier comprenne, en voyant le plateau, qu’il ne sera pas question de chaleur ce soir.

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Ian Bostridge et Julius Drake dans le Voyage d'hiver à l'Athénée
© Stéphane Lagoutte

Deux grands panneaux d’un noir fatigué sur lesquels se distinguent les arêtes de façades dessinées à la craie délimitent un espace nu où culminent quelques monticules de neige. Au fond côté jardin, le piano, noir également, émerge grâce à son vernis, devant un écran blanc cassé et sous l’ombre d’une corneille perchée plus haut. Pendant que chacun cherche son siège, les artistes sont déjà sur scène, le regard las, fixant le sol ou regardant au loin pensivement.

L’originalité de cette production du Voyage d’hiver tient dans sa mise en scène. Si l’habillement du cycle schubertien pose a priori question tant la force de son dépouillement musical se suffit à lui-même et contient déjà un pouvoir suggestif infini, la proposition de Deborah Warner réussit à dépasser la simple mise en espace artificielle. La direction d’acteur est exemplaire dans sa gestion de l’espace, tantôt énergique, tantôt statique mais toujours fluide et évidente, en accord avec le texte. Quelques éléments de décor illustrent certaines paroles sans en faire trop : la neige et la corneille bien sûr, le gravier des chemins, mais également une couronne verte mentionnée dans « L’auberge » ou encore une surface rectangulaire au sol qui se révèle une tombe glaçante.

Ian Bostridge dans le <i>Voyage d'hiver</i> à l'Athénée &copy; Stéphane Lagoutte
Ian Bostridge dans le Voyage d'hiver à l'Athénée
© Stéphane Lagoutte

La force de la soirée réside avant tout dans le travail de Jean Kalman sur la lumière. Une lumière blanche aux mille nuances, depuis une sorte de brume grisâtre jusqu’à la clarté éclatante du soleil de midi sur la neige. Et parfois une touche de jaune qui réchauffe l’atmosphère, mais toujours de loin car on comprend que sur scène l’atmosphère reste glaciale : une lueur au milieu du mur central, ou encore les « trois soleils » de « La parhélie » dont les rayons matinaux transpercent d’immenses fenêtres découpées dans le panneau côté cour. Une lumière poétique qui stimule sans cesse l’imagination du public, avec quelques tableaux mémorables, comme le clair-obscur sur le visage de Ian Bostridge tandis que tombe la neige entre « Le tilleul » et « Inondation ».

Le ténor anglais, visage ascétique aux traits marqués, incarne un Wanderer mémorable dès le premier lied, à la fin duquel il inscrit rageusement « Gute Nacht » à la craie sur le mur. Au-delà d’un engagement scénique total qui le fait se jeter contre les murs ou envoyer valser des éléments de décor, Bostridge fait parler sa science de la diction. La prononciation analytique de « Wurm », au cours du « Repos », fait frissonner l’auditeur, avant que ses piqûres brulantes (« heißem Stich »), gémies, n’expriment toute la douleur subie.

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Ian Bostridge dans le Voyage d'hiver à l'Athénée
© Stéphane Lagoutte

Par la variation de ses intonations, le musicien transmet les intentions de son personnage, tantôt exprimant son mal-être profond, tantôt narrateur de sa propre histoire mettant en scène d’autres personnages. Avec une voix parfois rocailleuse, parfois presque parlée, parfois décharnée dans le registre aigu dont certains intervalles ascendants manquent la cible, Bostridge propose une version humaine du cycle, loin des épures esthétisantes. Cela conduit à des choix d’interprétation aussi originaux que probants, à l’image de « Courage ! », qui suit « L’auberge », chantée par un homme ivre comme une chanson à boire.

Au piano, Julius Drake est un compagnon de route d'une humilité à toute épreuve. Cette relative discrétion n’exclut pas un engagement révélateur lorsque nécessaire, à l’image de terribles accords dans « Regard en arrière » : son jeu plein excuse les quelques accrocs, d’autant que le climat est propice aux doigts gourds. Le pianiste excelle dans les pages plus dépouillées, où il déploie un art de la sonorité fascinant. Si peu de notes, et pourtant tant d’espaces révélés… Avec pareil nuancier, la désolation a de beaux jours devant elle.

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Le Voyage d'hiver à l'Athénée
© Stéphane Lagoutte

À la fin du cycle, un vieil homme mystérieux, déjà présent avant que le Voyage ne commence, regagne sa place, assis sur le bord de la scène, avec la même expression fermée et désenchantée. Est-ce le « Joueur de vielle » du dernier numéro ? le personnage principal, dont on a entendu les réminiscences mentales ? ou la mort qui l’attend sagement ? Les décorations de Noël de la place Vendôme, sur le trajet du retour, ne nous distrairont pas de cette énigme finale.

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