On avait quitté Philippe Herreweghe et la Symphonie n° 9 de Beethoven sur une note mitigée : c’était en janvier 2023 à Radio France, à l’occasion de la traditionnelle Neuvième du Philhar’. Le chef, grand défenseur de l’interprétation historiquement informée, n’était pas parvenu à aligner pleinement ses conceptions incisives de l’œuvre avec l’instrumentarium moderne – toute réactive et versatile que fût la phalange radiophonique. Ce soir à la Philharmonie, c’est une tout autre histoire : si le maestro n’a pas sensiblement fait évoluer son discours, il trouve en l’Orchestre des Champs-Élysées, qu’il a fondé au début des années 1990 et qui s’est imposée comme l’une des formations majeures sur instruments d’époque, un relai de choix.

Philippe Herreweghe © Christian Palm
Philippe Herreweghe
© Christian Palm

Mais c’est d’abord le Collegium Vocale Gent – doyenne des entreprises de Philippe Herreweghe et pionnière de la révolution baroque appliquée au répertoire vocal – qui ouvre le bal, a cappella, avec une courte pièce on ne peut plus d’actualité d’Hanns Eisler. Sorte d’oratorio profane, le bien nommé Contre la guerre se présente sous la forme d’un thème à l’unisson, basé sur une série dodécaphonique, suivi de vingt-quatre variations le plus souvent pour quatre parties. Malgré l’austérité de l’écriture, le Collegium Vocale surprend par sa capacité à phraser, à pousser le chant là où on l’attend le moins, brisant l’ascétisme de façade au profit d’une émotion aussi contenue que pénétrante.

Ainsi des variations onze à treize, poignantes, qui composent l’« Intermezzo ». Jamais prise à défaut, l’articulation des chanteurs permet en outre de ne perdre aucune miette du texte de Bertolt Brecht, qui au manifeste pacifiste ajoute l’ironie grinçante et désabusée qu’on lui connaît. De quoi également prendre la mesure des qualités de chef de chœur d’Herreweghe : par sa science des perspectives et des équilibres, il façonne le spectre sonore et sculpte les reliefs de manière à faire émerger une ligne claire qu’aucune saturation ne viendra estomper.

Le temps de faire entrer l’Orchestre des Champs-Élysées et le concert reprend sur les chapeaux de roue avec une Neuvième de Beethoven enlevée, racée, mobile, dont l’intérêt ira toutefois crescendo. En effet, le premier mouvement laisse plutôt sceptique : la pulsation, hâtive et uniforme, laisse peu de place à la respiration et emprisonne l’« Allegro » dans une silhouette monolithique qui favorise l’urgence et la fatalité de la trajectoire, hélas au détriment de tout le reste – notamment de l’indispensable mystère dans lequel baigne cette genèse. À l’inverse des Harnoncourt et autres Gardiner qui saisissaient ce mouvement à bras le corps, Herreweghe prône là une parole objective, parfois un peu prosaïque. Rectiligne, le « Molto vivace » qui suit l’est également, quoique l’écoulement laminaire du flux, mettant en exergue l’horlogerie du scherzo, semble ici plus à propos ; on s’y prend même à apprécier un certain surnaturel, un certain fantastique que le maestro parvient à faire émerger de la mécanique beethovénienne.

Mais il faut attendre l’« Adagio » pour que la fixité des tempos ne se pose plus en frein aux phrasés et laisse s’épanouir un cantabile qui, ce soir, inondera le troisième mouvement. La mélodie y circule librement, trouve cette souplesse, cette générosité, ce naturel d’autant plus désarmant qu’il naît d’une candeur sans naïveté. Le finale, porté par un Herreweghe sorti de sa réserve, est tout aussi réjouissant – voire jubilatoire lorsque s’y conjuguent chœur et orchestre. Il faut dire qu’il réussit à architecturer le discours de façon toujours graduelle, renouvelant constamment l’intérêt et la curiosité, étageant à merveille les dynamiques pour donner au dernier mouvement sa forme limpide et cohérente.

Il peut de surcroît compter sur un Orchestre des Champs-Élysées en grande forme, dont les timbres savoureux et la cohésion entre les pupitres auront offert quelques sublimes dialogues. Emportés par un Johannes Kammler au baryton irrésistible et par le soprano étourdissant, infaillible et toujours élégant d’Eleanor Lyons, Sophie Harmsen et Benjamin Hulett complètent un quatuor soliste aussi homogène qu’enthousiasmant. À nouveau, les qualités du Collegium Vocale Gent ne manquent pas de s’exprimer dans les vers de Schiller, contribuant à propulser dans les hautes sphères cette Neuvième qu’on aura progressivement vu décoller. 

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