Une mise en scène de Madama Butterfly sans le moindre contact physique entre les personnages, malgré la fin quasi érotique du premier acte et tout l’amour d’une mère pour son enfant dans la suite de l’œuvre ! Il fallait oser : Bob Wilson l’a fait. Si les habitués de l'Opéra de Paris peuvent se plaindre de l’énième reprise de cette production trentenaire à Bastille, la (re)découverte de cette dernière reste une expérience esthétique immersive captivante.

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Madama Butterfly à l'Opéra Bastille
© Chloé Bellemère / Opéra national de Paris

Rappelons que le metteur en scène fonde sa proposition sur quelques traits structurants de la culture japonaise sans tomber dans le stéréotype grossier, il s’agit au contraire d’une sorte d’hommage. Le théâtre de marionnettes bunraku en est la pierre angulaire : les personnages ont la gestique mécanique et les positions caractéristiques de cet art ancestral nippon, jusque dans le travail minutieux des mains. L’économie de mouvement dans un décor dépouillé donne de belles estampes épurées, où les lumières de Heinrich Brunke jouent un rôle majeur pour nuancer les costumes noirs ou blancs. Tout baigne dans les nuances bleutées d’une toile de fond, qui peut représenter la vue sur la mer de la maison Pinkerton, le jour et la nuit qui s’enchaînent, mais également l’implacable blues du désespoir qui envahit l’héroïne malgré elle. Mention spéciale également à la gestion des arrière-plans qui mettent en valeur un jeu d’ombres poétique.

Une telle mise en scène, qui crée un monde distant et onirique où le mouvement est une chorégraphie minimaliste, donne une importance cruciale à la musique. Cette dernière doit insuffler d’autant plus de vie pour empêcher l’ennui d’un éventuel spectateur réfractaire à la proposition visuelle. Speranza Scappucci dirige un Orchestre de l’Opéra de Paris très réceptif. Le début est impeccable de mise en place, chose rare dans l’effervescence de cette scène de mariage, mais la battue très claire de la cheffe favorise bien peu les effusions du duo d’amour de la fin du premier acte. Ce léger déficit de lyrisme sera bien vite corrigé au cours de la deuxième partie, pour aboutir à un troisième acte admirablement réussi sur le plan orchestral. Signalons au passage les solos de violon exceptionnels d'Éric Lacrouts tout le long de l'ouvrage.

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Madama Butterfly à l'Opéra Bastille
© Chloé Bellemère / Opéra national de Paris

La réussite de cette édition 2024 de Butterfly réside dans une distribution où l’on peine à trouver à redire. Vartan Gabrielian exprime toute la colère du Bonze avec une voix de basse remplie de mépris tandis que Carlo Bosi interprète un Goro entremetteur tout de vice et de malice, où le ricanement n’est jamais loin. Le rôle du détestable Pinkerton échoit à Stefan Pop, dont le registre aigu de la tessiture n’est pas aussi riche que ses medium et grave. On l’aurait aimé un peu plus pernicieux dans le premier acte, notamment dans ses « Vieni, vieni ». Son rival Yamadori, rôle beaucoup moins exigeant psychologiquement, en est presque plus intéressant : la faute à Andres Cascante, dont le timbre flatteur et homogène donne envie de lui accorder plus que les cinq petites minutes accordées au riche prétendant.

Aristocrate dans le sens le plus noble du terme jusqu’au bout des ongles, Christopher Maltman incarne un Sharpless gentleman au phrasé éloquent. A l’instar des deux rôles principaux féminins, il rayonne sur le plateau d’une présence scénique magnétique. Première alliée de l’héroïne, la Suzuki d’Aude Extrémo impressionne par ses graves puissants. Aussi à l’aise dans le legato que dans les interventions plus piquantes (le staccato de sa première réplique est bluffant de précision), la mezzo-soprano rend bien toute la dévotion de la servante avec une intensité de tous les instants. Les quelques notes dans le registre aigu sont l’occasion d’aérer un peu sa ligne de chant parfois un peu lourde.

<i>Madama Butterfly</i> à l'Opéra Bastille &copy; Chloé Bellemère / Opéra national de Paris
Madama Butterfly à l'Opéra Bastille
© Chloé Bellemère / Opéra national de Paris

Dès les premières notes de sa maîtresse, chantées en coulisse, on sait que les deux bonnes heures de musique qui suivront seront un délice au moins sur le plan du plaisir d’écoute. Le timbre d’Eleonora Buratto, capable de charger en puissance et en intensité émotionnelle chaque note, est une merveille d’équilibre et de volupté. La technique de la chanteuse, dont c’est la première production à Paris, lui permet de varier les legato dans l’aigu, avec des piano particulièrement savoureux. Tenant le rôle de bout en bout, la soprano exprime tout le spectre des émotions de Cio-Cio-San malgré la gestique très sobre et contraignante que lui impose la mise en scène. Très convaincante théâtralement dans le rôle de Tosca il y a deux saisons, l’incarnation d’Elena Stikhina, qui prendra la suite d’Eleonora Buratto à partir du 10 octobre dans le rôle-titre, promet d’être également intéressante.

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