Né en 1845, l'Orchestre philharmonique de Strasbourg est l'une des plus vénérables formations orchestrales françaises. Il doit s'incliner devant celui de l'Opéra de Paris fondé en 1672 et devant l'Orchestre de Paris, héritier direct de la Société des concerts du Conservatoire fondé en 1828. De son passé prussien qui s'étend de 1871 à 1918, il a gardé dans son cerveau reptilien le souvenir d'avoir eu des patrons exceptionnels et des chefs invités qui ne l'étaient pas moins (George Szell, Hans Pfitzner, Otto Klemperer ou encore Gustav Mahler) et d'avoir pratiqué un répertoire autant français qu'austro-hongrois. 

Aziz Shokhakimov dirige la Troisième Symphonie de Mahler
© Nicolas Roses

Aziz Shokhakimov entre sur le plateau de la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris. Le directeur musical de l'Orchestre philharmonique de Strasbourg est né en 1988, à Tachkent. Enfant prodige de la baguette, il a remporté la médaille d'argent du Concours Mahler et le Prix de la Fondation Karajan, ce qui lui a permis de diriger le concert d'ouverture du Festival de Salzbourg en 2017 et d'être invité par des orchestres de plus en plus prestigieux... Shokhakimov dirige aussi l'opéra et est fidèle à Strasbourg, ville où il réside avec sa famille depuis qu'il a été nommé directeur musical de la formation alsacienne en 2021. Il regarde les musiciens et les choeurs installés sur les sièges au-dessus de l'orchestre et obtient toute de suite silence et concentration de tous. 

Ce soir, il y a quelques bonnes raisons d'écouter religieusement, selon la formule consacrée, la Troisième Symphonie de Gustav Mahler. Des auditeurs applaudiront entre les mouvements, ce qui n'est pas bien grave et était la règle autrefois, mais cette œuvre devrait être écoutée sans interruption, comme le compositeur le demandait. Elle dure près d'une heure trois quarts, est un hymne à la nature et au cosmos qui associe chœurs, mezzo-soprano et orchestre en un tout n'allant pas de soi, fragmenté, chaotique, allant du pianissimo le plus ténu au triple fortissimo, faisant se juxtaposer les lignes issues d'un contrepoint complexe au sein d'une écriture orchestrale qui manie petits groupes instrumentaux quasi chambristes, solos instrumentaux et vocaux, grands tuttis.

Dès l'abord, Shokhakimov est là, tendu, peut-être un peu trop dans les premières secondes, mais quel chef ne l'est pas quand commence ce grand voyage sans retour ? Cette humaine tension provoque une réponse des musiciens qui attrape l'auditeur et ne se relâchera pas de tout ce mouvement – et de toute la symphonie. Et quel orchestre ! Ce n'est ni Berlin, ni Vienne, ni Chicago, ni Amsterdam, c'est autre chose, c'est une façon très ancienne, moins rutilante, moins sûre d'elle-même de faire de la musique, un peu comme on la fait encore à Leipzig et à Dresde. Strasbourg a un son patiné, des pupitres colorés et solides ; les musiciens portent une attention incroyable au jeu d'ensemble, sans que se sacrifient les individualités de ses solistes. Les musiciens sont concentrés, dans le discours musical, sans une seconde de relâchement. Et Dieu sait si ce premier mouvement est insaisissable, lambeaux d'un propos qui s'assemble peu à peu sur un fond de marche funèbre, Dieu sait s'il est exigeant pour le chef qui doit être partout à la fois, lui restituer sa logique en réunissant la disparate de tous les petits discours « secondaires » : il doit rassembler... C'est admirable, d'une finesse de traits, d'une transparence, d'une intériorité bouleversantes. La précision rythmique, la construction de la dynamique, la façon dont les phrases s'enchaînent sont souveraines, malgré la rupture provoquée par les applaudissements. Shokhakimov a une battue « physique » mais il est dans le texte : il ne bride jamais ni l'élan, ni la fulgurance instrumentale, ni la plongée dans l'indicible, ni les musiciens qui peuvent s'expriment dans un cadre sévère. Il ne couvre pas la mezzo Anna Kissjudit (qui est une remarquable diseuse au timbre et aux phrasés émouvants), intègre les chœurs de l'Orchestre de Paris sans un hiatus et – miracle ! – dompte l'excès de réverbération de la salle qui jamais ne se fera entendre.

Aziz Shokhakimov et Anna Kissjudit dans la Troisième Symphonie de Mahler
© Nicolas Roses

Dans le finale, les cordes sont denses, transparentes, colorées par un beau vibrato, parfaites en un mot et la façon dont Shokhakimov fait avancer la musique, sans pathos ici encore, avec une intensité venant du juste respect des équilibres, comme s'il dirigeait le Quatuor n° 16 de Beethoven plus ou moins cité par Mahler est admirable. Le grand crescendo final restera dans les mémoires. Triomphe ô combien mérité par un public peut-être pas connaisseur du cérémonial mais talentueux lui aussi, car il prend la mesure de l'événement musical auquel il vient d'assister.

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