Ce n'est pas la foule des grands soirs au Théâtre des Champs-Élysées, malgré la présence d'une star de la baguette. La faute à Bruckner, nous confie le directeur de la salle. Peut-être aussi au programme étrange de l'Orchestre philharmonique de Rotterdam, qui fait se côtoyer l'ultime cycle de mélodies de Richard Strauss et la Troisième Symphonie du maître de Saint-Florian.

Yannick Nézet-Séguin fait une entrée discrète, précédé par celle qui fut Miss Hollywood il y a vingt ans, la soprano californienne Angel Blue, toute de noir et or drapée. Le chef québécois trouve d'emblée les couleurs automnales de l'orchestre de Richard Strauss, qu'il cultivera avec une évidente affinité tout au long des Quatre derniers lieder. La soprano, en revanche, semble mal à l'aise dans « Frühling », l'œil rivé sur la partition. La voix est trop large, trop forte et le texte du poème de Hesse est loin d'être compréhensible. « September » va lui permettre d'ajuster la puissance, de s'insérer avec des couleurs plus chatoyantes dans l'écrin orchestral que lui dessine amoureusement le chef.
L'émotion nous gagne lentement dans le troisième lied, où l'on serait comblé si la diction de l'allemand ne restait si approximative. Ce défaut ternira l'ineffable poésie de « Im Abendrot », entre « Bald ist es Schlafenszeit » (certes difficile à dire même pour un germanophone !) et l'ultime constat « Ist dies etwa der Tod ? » que souligne une bouleversante modulation de l'orchestre. Toutefois Angel Blue achève le cycle infiniment mieux qu'elle ne l'a commencé, usant d'un éventail de nuances partagé avec un luxe de détails orchestraux par le chef.
La Troisième Symphonie de Bruckner va nous faire parcourir des montagnes russes. À vrai dire, on n'est pas vraiment surpris de retrouver tout ce qui, chez Nézet-Séguin, nous séduit et nous agace : une attention au détail, à la précision, à l'organisation minutieuse des mélanges de son orchestre et, corollaire de cette qualité, un souffle souvent court, des lignes brisées, des ralentis, des points d'orgue qui font obstacle à la grande arche qui devrait parcourir une aussi vaste partition.
Le chef québécois a choisi la version « primitive » de 1873, éditée par Nowak en 1977, celle qui comporte le plus citations de Wagner, à qui Bruckner avait apporté sa partition puis l'a naturellement dédiée. Sans doute est-ce pour cela qu'on aura souvent une impression de décousu, voire de collage tant dans le massif premier mouvement que dans le finale. Nézet-Séguin accentue cette impression en faisant un sort à chaque fin de phrase, enflant le son pour aussitôt enchaîner sur un pianissimo, comme s'il lui fallait démontrer l'entente parfaite qu'il entretient avec l'orchestre dont il fut dix ans (de 2008 à 2018) le directeur musical.
On eût préféré qu'il profite de cette osmose pour conduire une épopée glorieuse, sortir d'une sorte de grisaille dans laquelle semble se cantonner la phalange hollandaise. La transparence des textures de l'orchestre straussien laissait espérer l'affirmation d'une véritable identité sonore. Mais l'orchestre manque ici de chair et de feu, avec des cordes qui pourraient être plus rondes, moins anonymes, et surtout l'arrière de l'orchestre qu'on entendra si indistinctement, même dans les grands tuttis brucknériens. Est-ce un choix du chef craignant le déferlement des décibels ?
Le deuxième mouvement, pourtant pris à bonne allure, s'enlise dans des lenteurs surchargées. Il manque au scherzo un contraste plus affirmé entre réminiscences paysannes et danse macabre, et au finale la puissance des cuivres qui devrait souligner les citations wagnériennes et terrasser l'auditeur. Pourtant il y a d'excellents solistes, le cor solo en particulier, la chevronnée Konzertmeisterin Marijke Blankestijn (merveilleux solo dans le troisième des Quatre derniers lieder). Mais depuis notre très bonne place au parterre, on aura eu constamment le désagréable sentiment d'un beau moteur bridé en mode réduction de bruit.