Ryutaro Suzuki semble aimer les défis : ce n’est pas le programme le plus facile de la semaine que le pianiste japonais, récemment diplômé du CNSM de Paris, a sélectionné pour entourer l’Étude jazz de Thierry Escaich, pièce imposée à tous les jeunes artistes de ces Sommets musicaux 2016 et créée ce samedi après-midi. Dans ce choix intelligent où tout dialogue, un Mozart atypique montre d’étonnantes accointances avec le romantisme, un Ravel très subtilement jazzy annonce Escaich et Rachmaninov ramène aux vagues du Tombeau de Couperin.
Écrite peu de temps après le décès de la mère de Mozart à Paris, la dramatique Sonate en la mineur K 310 demande une approche toute particulière et quelques secondes de recueillement à l’artiste avant qu’il ne se lance. Le début de l’Allegro maestoso, très sensible, est prometteur dans ses nuances et son piano subito quand on ne l’attend pas, mais ce qui me séduit le plus dans l’interprétation de cette œuvre, c’est quand Ryuataro Suzuki est prêt à s’investir pleinement, dans son jeu si personnel de l’Andante cantabile con espressione. Les couleurs du thème presque romantique (alors que d’autres phrases y rappellent Bach !) sont très belles, comme cette résolution intermédiaire en demi-teinte. Le thème qui suit chante dans une clarté nostalgique ; les succulents trilles ont un terrible charme. Romantique aussi, mais Presto, est le dernier mouvement, avant le retour à une facture plus classique, de gaîté printanière.
On le concède : Ravel est de nature à plaire à presque tout le monde, mais ce que Ryutaro Suzuki en révèle est une lecture très fraîche et sensible. Très précis dans sa vélocité, le Prélude du Tombeau de Couperin berce celui qui le produit, autant que son public fasciné par ce flux un tantinet jazzy, cherchant un subtil décalage dans la mesure du licite. La Fugue fait tomber les notes comme des gouttelettes, l’intuition est très sûre sous ces doigts et la couleur plus mate vraiment adéquate à l’intimité de ce mouvement. Fondues sont les sonorités du Menuet, dans lequel l’interprète dégage l’écriture harmonique avec art, le discours se dramatise, puis, se résout dans un piano à nouveau très surprenant. Absorbé par son jeu, le beau profil de Suzuki attire le regard, s’incline et se relève, mû par la rythmicité contrastée de la gauche et de la droite, jusqu’à ce qu’une ultime vague l’amène au forte final, brillant, de la Toccata.
Thierry Escaich introduit lui-même la création, dans l’exécution de laquelle il accompagne les jeunes pianistes toute cette semaine : son Étude jazz fait suite à ses études baroque et impressionniste déjà écrites pour piano et relève d’une récente expérience d’improvisation. « Ballade un peu désabusée », la structure de la pièce est simple : au thème lyrique s’ajoute progressivement un moteur rythmique puis une fugue jazz avec ses syncopes. Et en effet, la pureté de la ligne mélodique est contrastée par la dissonance motrice, moyennant l’effet spectaculaire des cordes pincées par la main gauche, l’artiste étant debout, à moitié penché sur l’intérieur de l’instrument, alors que sa main droite ne s’interrompt pas pour autant sur le clavier. Cette œuvre swingue bien sous les doigts de Suzuki, on croit réentendre les vagues ravéliennes, avec juste quelques distorsions et la rythmicité plus modernistes en plus. La joie que procure l’expérience de cette création est perceptible, et un grand sourire se dessine sur le visage de l’artiste à son issue : il est satisfait, comme semble l’être le compositeur.
La Sonate n° 2 en si bémol mineur, op. 36 de Rachmaninov, dans la version révisée de 1931, nous met une claque dès le départ : aquatiques parfois, aériennes par intermittences, ses élans sont de toute beauté, n’empêchant pas cependant les grands tourments de se faire jour aussi dans l’Allegro agitato. Le Lento confirme mon impression: quelque dynamique et irréprochable sur le plan technique que soit le jeu de Ryutaro Suzuki – preuve, l’Allegro molto martelé et triomphal ultérieur –, il possède un talent tout particulier, très évident pour les moments intimistes. Ici, on entend des confidences feutrées, alors que la neige tombe dehors. L’accord qui a été fait du piano flatte beaucoup plus Rachmaninov que Mozart : soudain, les aigus sont brillants de douceur, cristaux de glace scintillants dans la stratification des harmonies. Un blizzard s’abat encore sur le clavier, avant que le jeu ne s’apaise.
Ce n’est pas un hasard si Ryutaro Suzuki choisit Scarlatti pour son bis : rendant un hommage à Martha Argerich entendue la veille, la Sonate n° 380 avec ses rythmes pointés a l’allure d’un petit cheval militaire, sautillant guilleret et fier de sa première victoire.